Bernard Leclaire, 5 Questions pour Île en île


Le poète et romancier Bernard Leclaire répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 25 minutes réalisé au Gosier (Guadeloupe), le 10 août 2010 par Claude Vittiglio (journaliste à TV5 Monde).

Notes de transcription (ci-dessous) : Claude Vittiglio.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Bernard Leclaire.

début – Mes influences
05:05 – Mon quartier
08:06 – Mon enfance
12:23 – Mon oeuvre
21:10 – L’insularité


Mes influences

Ma plus grande influence vient de mon père. Il n’avait pas eu la chance d’aller à l’école, pas plus que ma mère. Dès lors, pour eux, il n’était pas question que leurs enfants subissent le même sort.

Ils ont eu huit enfants et nous sommes tous au moins huit bacheliers. Le besoin très tôt de comprendre, de savoir ou de connaître le monde était comme une donnée fondamentale de survie ainsi que, l’extraordinaire affection et attention des parents. Le moteur de la vie pour mon père était avant tout l’instruction.

« Le plus beau cadeau au monde que l’on puisse offrir à un individu est de l’inviter à ouvrir un livre ».

Mes parents se sont toujours attachés à nous inculquer ces valeurs. L’influence des grands frères qui servaient d’exemples n’a pas été négligeable. Nous commencions à manger à midi et demi et nous étions encore à table au dîner à parler littéraire.

« On aiguise son regard au monde grâce au savoir, qui la vie durant, demeure et reste un point de mire ».

Je cite aussi Camille Rousseau qui, en qualité de professeur de français avait le pouvoir de ressusciter Baudelaire en nous lisant ses Fleurs du mal. Il faut rencontrer la beauté de la littérature par l’intermédiaire d’un individu qui va déclencher en vous cette passion. Nous avons aussi l’influence de Guy Tirolien, qui, à mon humble avis, devrait faire partie des tribuns de la Négritude. En lisant ce dernier, on est de suite transporté dans la traduction césairienne. Une injustice, une faute littéraire, on ne peut plus grave que de l’oublier dans ce jaillissement de lumière intellectuelle !

Nous avons encore Max Rippon, poète créoliste qui défend l’écrit de la langue créole. Aussi, tout un chacun qui fait avancer la littérature, ne serait-ce que par la discussion ! Il y a l’enseignement de la philosophie en classe de terminale. Je dis faute ; il est inadmissible de concevoir son apprentissage essentiellement en terminale. On devrait, dès la classe de seconde, commencer à aborder les notions de base afin de travailler davantage la civilité dans nos sociétés dites modernes.

Mon quartier

Pour vivre sur l’île, nous étions obligés très tôt de la saucissonner en mille morceaux dans notre propre tête afin d’oser la voir plus grande. Marie-Galante comptait trente mille habitants dans les années cinquante, aujourd’hui on dénombre moins de huit mille individus à y vivre. Le pays s’est vidé voire dévidé de toute sa substance humaine. Pourtant, c’est le pays de Rousseau Camille lequel a écrit dès 1946 au même moment où Aimé Césaire sortait son fameux Cahier. Le pays de Guy Tirolien et d’autres encore ! Un petit pays, mais avec des personnalités très intéressantes et dotées d’une stature internationale !

Je suis né à la rue du Presbytère à Grand-Bourg. On vivait au rythme du son des cloches de l’église. Le prêtre avait un rôle social dans cette petite société. Il était un notable sur l’île et faisait partie intégrante de la famille. Il était convié lors de tous les événements familiaux et dès qu’il y avait un chodo à boire sa présence devenait indispensable. Il fallait forcément être clergé à cette époque, puis louveteau, faire la première communion suivie de la confirmation pour enfin avoir accès à la renonce. Marie-Galante a toujours été un vivier de futurs prêtres.

Le quartier, c’était l’église, la mer, l’appontement de Grand-Bourg et le sport qui réunissaient les amis. Nous nous bâtissions une ambiance où chacun, dans son fantasme d’enfant, pensait posséder quelque chose. On pensait détenir l’île, mais en fait, c’est l’île qui nous possédait et qui nous possède encore et toujours !

Mon enfance

De ce thème, la première phrase qui me vient à l’idée est de Saint-John Perse : « sinon l’enfance qui avait-il alors qui n’y a plus ». L’enfance marie-galantaise est une enfance calme – une enfance de la rue d’en face, avec les copains, les amis et les voisins, tout simplement.

C’est qu’il fallait tout inventer puisque nous n’avions rien de sophistiqué. Le plus important à cette époque résidait essentiellement dans la qualité des relations et des échanges avec autrui.

Grâce au sport, au théâtre, à la vie associative en quelque sorte, nous pouvions nous rencontrer afin de mieux nous projeter. Le sport nous apportait la formation physique mais aussi mentale indispensable pour notre désir d’avenir. Dans les familles parfois, il y avait seize enfants. Chez moi, nous étions huit. Je suis l’avant-dernier. J’ai donc profité de l’apport des parents mais aussi beaucoup des aînés.

Un père blanc dont la famille est de Capesterre de Marie-Galante depuis 1665. Du côté de ma mère, l’apport congolais provient d’un grand-père maternel arrivé à l’âge de sept ans avec ses parents sur l’île de Marie-Galante. Il était question en ces temps-là de contrat de travail dans les plantations de canne à sucre et on connaît la suite de l’histoire…

Mon père m’a eu à cinquante-six ans. De ce fait, j’ai davantage vécu des relations avec un grand-père, d’où mon aisance à comprendre la psychologie des personnes âgées. Il y a une meilleure communication avec les ainés en général dans la mesure où la rivalité morbide est inexistante dans leur discours avec autrui. Le don de soi est dès lors, sans masque aucun !

Ma mère est partie dans mes bras en 1999 ce qui m’a permis tout simplement et enfin… d’écrire ! Une enfance surtout et avant tout bercée et vécue avec et dans beaucoup d’amour. Mes parents ont toujours été prêts à rester sans manger pour leurs enfants.

« J’ai toujours cru que ma mère continuait à porter dans son ventre tous ses enfants ».

N’est-ce pas là, aujourd’hui toute la tragédie de notre siècle que de mettre au monde des êtres qui leur vie durant, manqueront toujours effroyablement d’affection et d’amour même et surtout de leurs proches ? Peut-on donner ce qu’on n’a jamais eu ?

Mon œuvre

Le déclic de la renaissance de « moi-même » s’effectue au moment de la mort de ma mère. Je prenais immédiatement conscience de la séparation du corps et de l’esprit. Ce départ physique n’était que tel, elle était devenue une enveloppe – j’avais vu sortir en elle son souffle de vie ! J’assistais impuissant à sa mort, mais intuitivement je savais et je voyais une autre chose s’extirper de son corps déjà inerte. La perte de ma mère me transmettait un témoin de renaissance.

Dès lors, ma quête, ma conquête était de tuer la mort, d’où l’écriture de mon premier recueil de poésie : Un Visage dans la Mer. Depuis, une lumière brille celle de l’éternité, « par-delà le temps, des éthers… » comme le dit magistralement Baudelaire. « Laisser ici-bas une écriture afin de revivre par l’esprit ». La poésie s’est de suite imposée à moi et à ce moment précis on ne calcule pas !  Cet élan poétique et cette écriture spontanée devaient s’extérioriser puisqu’il s’agissait de faire un deuil.

La poésie par essence est d’une compréhension complexe. Il fallait d’abord et avant tout communiquer et ouvrir le champ de l’envie de l’écrit et d’être lu. Il fallait passer un cap. Un deuxième recueil de poésie sera publié en 2001 s’intitulant Noces Divines : long poème fleuve doté de leitmotiv dans la continuité du deuil avec un regard universel sur le chant de la mort.

Ensuite est venu le premier roman basé sur la psychologie humaine – il fallait que j’écrive sur la problématique de l’inceste dans notre société antillaise. J’avais fréquenté, jeune homme, une fille qui avait vécu un inceste par son père et je lui avais promis de dénoncer ce crime, à ma manière.

Le roman le Château des Murat ou le Viol d’Alicia traite sans ménagement aucun, ce crime qui, malheureusement trop souvent encore, gangrène la vie des femmes dans nos sociétés. L’histoire se passe dans les années 1960, où j’érige une allégorie en contre-fond entre le viol par le père et en même temps l’ignominie de l’esclavage des temps passés. C’est un roman très bien accueilli par la critique et catalogué « d’une écriture cinématographique ».

Mon dernier écrit, un roman s’intitulant La Mare au Punch. Histoire ou légende ? Les Marie-Galantais sont des sataniques depuis 1848 à l’abolition de l’esclavage pour avoir coupé les seins des nonnes et avoir fait danser sans soutane les curés.

Je dis réhabilitons cette « mare » comme un haut lieu de résistance, mais aussi comme un lieu d’ouverture vers l’autre ! Nous sommes un pays ouvert où nous avançons avec d’autres.

La mare au punch… Alonzo héros certes de son époque, mais, une mare au punch qui aujourd’hui tend la main. Ensemble nous avons très mal commencé l’histoire des Antilles, nous avons dès lors le devoir de revenir à l’homme comme seul et unique centre de tous les débats. La sociologie doit triompher des individualités. L’humanité doit être la seule valeur qui tienne pour un monde de stabilité et d’égalité. Nous devons chaque jour nous efforcer de marquer notre différence face à l’animalité voire au primate ! Nous avons l’ultime combat de transmettre chaque jour aux générations futures un monde de plus en plus fraternel. Dans cette ronde finale des humanités reconquises, personne ne doit rester sur le côté, on avancera et on gagnera irrémédiablement tous ensemble.

Mon vœu littéraire serait de sortir enfin du mouvement restrictif, sclérosé et sclérosant de la Créolité. Il est grand temps de tourner la page vers notre « Caribénitude » retrouvée et affirmée. Voilà le nouveau concept littéraire qui tourné vers la Caraïbe historique, géographique, mais aussi culturelle et sociologique, dans l’espoir d’un nouvel humanisme tenant compte respectueusement de toutes les identités, comme un édifice monde indispensable à la survie de l’Homme.

L’Insularité

Marie-Galante vit constamment une triple insularité venant des Iles-du-Sud. Très tôt, nous nous débattons entre la Guadeloupe, la France et le retour au bercail. On pratique le bateau et l’avion très jeune et… la complication des voyages, on connaît ! Dans notre malheur, nous naissons avec l’instinct de survie, étant tributaires de tout. D’où notre cri perpétuel et inné contre toutes les formes d’injustices de ce monde.

Le pays va mal, il vit très mal ! Nous assistons impuissants à sa déliquescence accentuée par la fuite inéluctable des marie-galantais vers l’ailleurs.

Il faudra un homme, une équipe, un projet… afin de résister à la mort de cette île ! Île on est, île on demeure certes, mais nous pouvons et nous voulons aussi porter notre pierre à l’édifice Monde.

Une nouvelle génération transcendera probablement tous ces maux. Malgré une insularité terrible de conséquences, on va s’en sortir ! Contrairement à d’autres, j’ose croire en la jeunesse de mon pays. Une insularité géographique, mais nous gardons un esprit ouvert et nous sommes une île qui tend encore une fois la main à l’autre. Touristiquement, nous voulons communiquer et partager avec l’autre, tous les autres, en disant au monde entier de venir à Marie-Galante.

Le monde n’est pas la résistance pour la résistance. Nous sommes une petite terre, certes, mais nous voulons un grand dessein pour notre île, pour notre Caraïbe unie et aussi pour le Monde. Tout ce que j’écris est Marie-Galante – je ne puis m’empêcher de l’extirper de moi, quel que soit là où je vais, ou d’où je reviens !

Ma résonnance, mon battement de cœur et tout ce que je suis en somme représentent, inébranlablement Marie-Galante… ! Et si je perds cela un jour, je perds tous mes moyens. Ma vision du monde est façonnée par cette île, cette terre, comme une marque indélébile dans mon âme qui me suit et me poursuit pour toujours !


Bernard Leclaire

« Bernard Leclaire, 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Le Gosier (2010). 25 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 17 mars 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.) 
Entretien réalisé par Claude Vittiglio.
Caméra et notes de transcription : Claude Vittiglio.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 17 mars 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020