Axel Gauvin, Train fou

Maxime et Valmyre sont deux « travailleurs de terre », deux amis qui se chargent de «traites et de remboursements» pour financer un modeste élevage bovin. Le malheur les frappe…
Récit pathétique, empreint de tendresse mais sur fond de tragédie. Ces pages rendent un émouvant hommage au courage et à l’humanité de ces petits exploitants mais dénoncent avec force une administration méprisante ou indifférente qui les accule à la détresse.
Axel Gauvin, dans cette évocation à la fois réaliste et poétique de la vie rurale réunionnaise, excelle à mélanger les tonalités, à dresser  un cinglant réquisitoire tout en célébrant chaleureusement l’héroïsme admirable et modeste des gens de peu.

– Patrick Sultan

Train fou

(extrait)

Tous les grands matins, c’est Valmyre et toi que l’on devine dans le fait-noir*, bertel* au dos, galurin sur la tête, pantalons retroussés, courant presque, pour vous rendre aussi vite que possible à vos étables et plantages. Vite, vite – dix bons kilomètres de montée –, vous vous dépêchez – le plus souvent ensemble, ce qui n’empêche pas le silence – de faire tomber la pression du lait des mamelles tendues de vos vaches. Oui, « lait » – vrai « lait », bon « lait », bon vrai « lait » – , oui, « mamelles », oui, « tendues ». Les problèmes ne vont pas venir de vos vaches, de leurs mamelles ou de leur lait ?

Vite, vite, vous vous empressez de leur servir, à pleines brassées, le fourrage frais, de leur distribuer la provende à grands sacs tirés, traînés, soulevés ; de leur régler le sel ; de leur partager – mais à étancher leur soif – l’eau si difficilement charroyée.

Il est à peine jourclairé* quand vous décrochez fangok* et sécateur. Et Valmyre – tu en rigolerais encore, Maxime, si tu n’étais à ton échelle – qui, à l’entrée du champs de géraniums, enlève ses bottes et les met bien droites, bien debout, bien parallèles devant le premier sillon; pour ne pas fouler, ne pas – moralement ! – blesser, ne pas meurtrir la terre :

– Le respect, tu comprends! Le respect !

Il aurait mis des patins, le bougre !

Vous êtes bientôt suant à grosses gouttes. Curieusement – alors que tout ton corps sait transpire – seules les pommettes le peuvent à ton visage, ce dont Valmyre se moque gentiment :

– Tu pleures sou les yeux !

Bref, vous voilà transpirant tous les deux. Mais pas soufflant: la perte de souffle, vous la laissez à ce gros type – un de ces cultivateurs de bureaux que vous méprisez – qui, quatre bières au ventre dès dix heures, monte, une fois par mois, le raidillon, pour venir vous donner des conseils qu’il a pris dans ses livres ! Vous, vous n’avez rien bu. Vous n’avez sur la conscience que votre petit café très noir et saturé en sucre. Ce qui ne vous empêche pas d’en abattre, des menées*.

 

Et tu allais passer comme un passant, alors que, justement, Valmyre était l’unique à pouvoir tenir la menée avec toi, et qu’il n’a cessé de la tenir ! Comme vous avez tenu, tous les deux ensemble, et bien d’autres – « buveurs de rack »*, avait dit un journal –, trois grands jours durant, galets en main, les CRS hors de portée de la plate-forme de l’usine et des rues environnantes !

photo © 1997 Karl Kugel

Passer comme un passant, alors que tu avais regagné ta, sa petite maison et dormait sur son matelas même, devant le bertel qu’on avait récupéré au dos de son corps brisé ?

 

Valmyre, comme toi-même, comme tous le autres, n’avait pu faire autrement que de s’endetter davantage : deux cent vingt mille francs pour huit – la neuvième n’ayant pu être livrée – vaches laitières tout droit venues du Swaziland – et qui avaient voyagé, comme des préfets, par avion –, cent cinquante mille francs l’agrandissement de l’étable en dur sous tôle, vingt mille francs la reconversion d’une bonne partie de ses champs en prairies, dix-sept mille francs d’avance de provende, et quarante mille francs une retenue d’eau.

Malgré cela, les choses se présentaient plutôt bien. Un premier grain de pluie de saison avait rempli à bonne moitié la fameuse retenue qui, rapidement donc, s’était mise à rendre les services escomptés : en un rien de temps les vaches étaient abreuvées, et la machine à distiller votre géranium, d’être si vite comblée d’eau sur les tiges à parfum, ne rigolait plus. Elle en avait jusqu’à ce jour, la susdite – et mal fondée –, pouffé de vous savoir obligés de pêcher, pinte à pinte, aux mortiers de la ravine, des litres et des litres d’eau croupie. Elle en avait fait des gorges chaudes de vous imaginer levant ces fers-blancs à bras moulus… « Ils sont à bout, elle s’esclaffait. La peau de leur tête veut se décoller malgré le chombli*, et leur cou se tord comme un cou de tortue qui se range la tête, et leurs bras se tétanisent, et leur dos crie : Tire !… »

À Valmyre, à Maxime de rire maintenant…

 

Valmyre avait décidé, justement, de cole* ce jour-là son géranium. Aussi aviez-vous, ensemble, coupé les tiges depuis le grand matin – que le soleil en les fanant, les flétrissant tout le jour en permette la libération du parfum. Ensemble, le soir, vous aviez chargé la cuve* des tiges que vous aviez recouvertes d’eau. Ensemble vous aviez reboulonné le chapiteau. Ensemble vous aviez construit le feu. Puis, comme il se doit, étant le maître de la cuite à faire, c’est Valmyre qui avait craquée l’allumette…

Quand l’heure est venue aux étoiles, la patate cuisait sous la braise d’un coin du foyer. Vous étiez – fatigués sans doute, mais tellement moins que vous n’auriez dû l’être – assis sur deux billes d’acacia*, muets, paisibles, heureux.

Tout d’un coup le ciel devint rouge. Immensément rouge, côté volcan.

– La soupape de l’enfer, avait dit Valmyre, heureux.

Le Bon Dieu choisit toujours entre cyclone fou et paisible coulée.

– C’est la vieille Desbassyns* qui voudrait s’échapper! avais-tu répondu.

Et vous aviez ri tous les deux. Puis vous vous étiez tus à nouveau en contemplant le ciel.

 

Que pouvait-il se passer dans la tête à ton Valmyre devant cet embrasement que Fournaise provoquait ? Toi, Maxime, tu pensais à ces tableaux que peint ton fils, auquel tu n’avais jusqu’à ce jour jamais rien voulu comprendre – « Moi, tu sais: des femmes à tétés dans le dos… ! » Or ce que tu avais devant les yeux, P’tit Max aurait pu le peindre aussi – non pas le reproduire sur toile: il aurait refusé, mais directement sur ciel! Il aurait pris du rouge, rien que du rouge, mais pour ici du brillant, du vivant, pour là du gris, du terne, du figé, du caillé. Ce nuage, il l’aurait fait de papier déchiré cramoisi. Celui-ci, d’une touffe de coton bombardé d’orangé. L’autre, en dessous, presque à l’horizon, il l’aurait créé de sanguine éparpillée… Le ciel de P’tit Max aurait été largement aussi beau, plus beau même, que celui qui s’était fait tout seul devant vos yeux…

Mais voilà que lentement le coton s’étire. Que la barbe de Saint-Antoine* s’effiloche. Que les effilochures se dissolvent…

– Le vent se lève. Dans deux heures il sera là.

– Le vent n’est que du vent ! Te répond Valmyre. Dans ce creux où nous avons monté la machine, et avec ce mur, nous n’aurons même pas plus froid aux fesses !

– ‘tention! L’essence monte déjà !

Votre rire a failli vous faire rater – à travers l’eau du vase pentin* – la montée de la première goutte d’huile verte, jadis or, naguère argent, et maintenant clopin de cuivre*; à jamais – du moins pour vous – enchantement.

Pendant plus d’une heure de temps vous avez guetté l’émersion de la liqueur, étonnés comme des marmailles, réjouis comme des propriétaires, inquiets comme des endettés. Puis, après avoir rechargé le feu, oublieux des joies et soucis, de ce vent qui serait bien obligé de passer outre, entassé chacun de son côté sur une botte de paille, dos protégé par tout un pan de mur, ventre rôti par le feu du foyer, vous vous êtes endormis.

 

Le premier seau tombant au bout de sa corde à l’eau de la retenue te réveilla : Valmyre, avant l’aurore, abreuvait déjà ses grandes chéries. Vite sur pied pour ne pas être en reste, à pleine fourche tu as servi le manger à ces dames. Puis, avant d’aller soigner les tiennes, vous êtes revenues à l’alambic. La cuite était finie, le résultat bon: près d’un litre d’essentielle* !  Et sentant si bon lorsque vous l’avez fait monter dans l’estagnon patiné* ! Valmyre ne pouvait cacher son contentement…

Pour vous réchauffer, réchauffer le fond de café, vous avez réveillé le feu, y avez fourré deux derniers rondins d’acacia… Tout d’un coup les vaches se sont mises à pousser des meuglements plaintifs. Vous vous êtes précipités vers elles. Rien. Rien d’anormal. Mais les bêtes se plaignaient toujours… C’est toi qui, le premier, aperçus – mais sur le sol – ces sortes de cheveux blonds et fins, transparents. Non souples mais cassants, ils piquaient aux deux bouts. Malgré le cuir à tes doigts, tu en fis l’expérience: de véritables aiguilles de verre – c’est bien après que vous avez appris qu’il s’agissait de gouttes de lave étirées par le vent… Il y en avait partout ! La campagne en était couverte… Les mangeoires ? Bourrées ! Les abreuvoirs ? Ces garces d’aiguilles s’y cachaient entre deux eaux. Vous avez fait tomber le fourrage des premières, vidé les seconds, que vous avez essuyés – chiffons manquant – de vos chemises enlevées et bouchonnées.

Tu ne savais quoi dire à Valmyre, mais lui, fausse-ment stoïque, réellement solidaire :

– Il faut immédiatement prévenir les autres… Toi ceux de là-bon-haut, moi ceux de là-bon-bas.

Et vous avez couru d’élevage en élevage : chez Titor, et Valcourt, et Joseph, et jusqu’à chez Noël, qui ne vous disait même pas bonjour et cassait les prix des légumes au marché forain.

Le premier sang apparut aux bouses le lendemain matin. Le vétérinaire ne put que conseiller la vente pour sacrifice immédiat. Les bouchers, débordés par l’abattages des bêtes du grand élevage de Profusion, ne se dérangèrent même pas. L’une mourut après l’autre dans d’indicibles meuglements de douleur et de détresse. Seul un tiboeuf* à la mamelle survécut.

 

L’ «accident» de Valmyre – « Il a dérapé, glissé, n’a pu se reprendre, puis a dégringolé la falaise. Une observation attentive des lieux nous a montré que la cause en est un gravier que nous avons retrouvé: il terminait une rainure de trente-trois centimètres de long, qui… » –, l’« accident » de Valmyre se produisit le surlendemain.

Vous aviez toute la matinée – dans le mutisme le plus total –, avec l’aide de Valcourt et de son tracteur, tiré par une corde au collet jusqu’à la ravine la plus proche, l’une après l’autres, les bêtes raides, pattes en l’air, et commençant à puer. Puis – il était environ midi – Valmyre avait détaché la corde du dernier cadavre, l’avait enroulée, l’avait rangée dans son bertel, avait remis le bertel à son dos…

Son désespoir et la corde ! Maxime ne pouvait le laisser partir ainsi. L’accompagner ? Comme on accompagne un enfant ! Le retenir ? Avec ces pesticides et désherbants, tous plus mortels les uns que les autres et que tous les planteurs possèdent ! Donc pas question de le retenir. Mais la corde, au moins, ne pas lui laisser la corde.

– Si tu me la prêtais… Avec son tracteur, Valcour pourrait…

Valmyre, après s’être défait de son bertel, avait pris le rouleau, l’avait rendu à Maxime, qui, pour tenter de vraiment donner le change :

– Tu sais, le manguier que le cyclone…

– Je sais.

Valmyre avait remis le bertel à son dos.  Et maintenant Maxime était seul. Inutile et seul. À quoi lui servait d’ainsi galoper avant soleil, vers son étable à lui – qui ne payait ni son toit ni ses murs ? Vers ce plantage de cannes – manne à borer* et ver blanc ? Vers ce fichu géranium – qui se faisait encore passer pour clef de fortune et qui n’était plus que suppôt de misère ?

À quoi lui servait ainsi fosser*, épailler*, butter* ? À quoi lui servait de charroyer ces brassées de cent cinquante livres de tiges et feuilles flétries ? De se geler le dos toute la nuit en se brûlant le ventre ?

Pourquoi travaillait-il encore, sinon par, même pas, habitude: rage et c’est tout ? Pour quoi, pour qui, continuait-il de vivre ?


Notes:

le fait-noir: obscurité.
bertel: sac à dos fait de lanières de feuilles tressées.
jourclairé: aube.
fangok: Houe maniée d’une seule main.
menées: sillons.
buveurs de rack: ivrognes (rack: rhum).
chombli: petit coussinet (de paille) entre la tête du porteur ou de la porteuse et l’objet porté (Gamaleya dit que le coussinet de Perrette était un chombli).  Si l’on fait cuire des géraniums, qu’est-ce que cela donne ? de l’alcool ? non : une huile essencielle, base de parfums.
les billes d’acacia: rondins d’acacia.
la vieille Desbassyns: Ombline Desbassyns, célèbre propriétaire (d’une foule) d’esclaves, qui dans l’imaginaire collectif réunionnais est l’illustration même de la cruauté des maîtres.
la barbe de Saint-Antoine: lichen filamenteux (Usnée barbue d’Europe).
vase pentin: vase florentin de l’alambic.
clopin de cuivre: menue monnaie de cuivre (terme « dérivé » de clopinettes. Néologisme ?).
essentielle:  huile essentielle.
l’estagnon patiné: estagnon, récipient de cuivre qui sert au transport de l’essence de géranium.
un tiboeuf: veau.
manne à borer: Borer (anglais : to bore) chenille creusant des galeries dans la « pulpe » de la canne à sucre.
fosser: creuser un trou (en général allongé) pour y déposer une bouture de canne à sucre.
épailler: arracher la paille de la tige de canne à sucre.
butter: sarcler.


Extrait du roman, Train fou, par Axel Gauvin, © Éditions du Seuil, 2000 (pp. 108-115).
Choix de l’extrait et présentation de Patrick Sultan; notes de l’auteur © 2002 Île en île.
Extrait utilisé avec la permission des Éditions du Seuil.


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mis en ligne : 26 février 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020