Aura Christi, poésie – Boutures 1.3

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Poésies
vol. 1, nº 3, pages 18-20

Le lieu intangible

Ouvre-toi. Viens avec moi.
Sors de la coquille des tristesses fades, stériles.
Sors de la pauvreté intouchable de l’esprit
qui multiplie par défi le désert imprudent.
Mets à l’écart les mensonges du corps, du temps,
les choses aimées par paresseuse et nécessaire utilité,
à l’écart tout ce qui te semble un impossible fardeau.
Et viens avec moi dans l’île extraordinaire
où le soleil naît des entrailles de chaque instant
comme une poupée russe de l’autre,
où la lumière est seule à mesurer
les cadavres des amours abandonnés de crainte de brûler
diaboliquement, et les mains qui jamais ne se régaleront de ténèbres.
Viens avec moi. Viens, suis-moi sur cette terre nouvellement habitée par
la pureté, dans l’île qui palpite esseulée entre les millénaires
vieillis de n’être pas touchés, ni employés…
Ici tout est couchant et tout est levant dans la folie étanche du désir d’être
comme dans les rêves immaculés, élevés, pubéraux,
comme dans les pensées tranquilles alluvionnant au-dessus de nous
quand nous séjournons dans le provisoire inconscient des entrailles de la mère.
Ici règne le calme désespéré, fou, malade, qui accompagne et encourage
l’écoulement de l’Idée hors de son propre embryon.
Ici cela sent éternellement le commencement, le jour inachevé.
Ici il arrive ce qui ne pourra jamais
arriver dans l’irréalité immédiate.Viens avec moi si tu as soif, viens boire l’eau de la vie, l’eau de la mariée,
en ce lieu intangible vers lequel je me traîne aussi
en mes millions de morts – nid assailli par les sauterelles –,
étant complètement oubliée par la mort. Viens avec moi.
Essaye d’être ouvert à tout ce qui signifie un Commencement,
la promesse d’un avenir grandiose qui viendra tel un fils
adulte, lucide, raisonnable, éparpillant son optimisme stupide
parmi les croix qu’envahit le lierre des cimetières.
Je réfléchis: que te dire de moi?
Je fus pendant quelques années enfermée en moi. Et aujourd’hui
je continue à m’épier dans les souterrains du Soi,
au bord des nuits bien plus seules
quand on les a trompées avec le sommeil.
Je viens de la sibériade des défaites, de la satanie de l’inconnu,
du souvenir des yeux doux sur les pas de l’amant.
Je viens de la lumière surmenée des étoiles défuntes
dans la tombe des solitudes accotées aux peupliers.
Je viens de l’ailleurs de mon exil,
de la sauvagerie grinçante qu’est la conscience de Soi.
Je viens de la marche vers l’Être, obscure et glissante,
du silence fécond des paysages champêtres,
du mutisme lourd et sage des montagnes.
Je viens de la sobre symphonie des attentes
qui tenaient mordicus à me tuer.
Entre la mort et la solitude j’ai choisi d’aimer
en doutant comme la vague sensuelle qui va et vient entre le rivage et la /mer.
Je suis le feu impuissant de ceux qui se regardent avec indifférence
dans l’Eau de la Vie. Je suis le loup steppique des promesses emportées à tout vent comme aigrettes de pissenlit
dans la canicule lubrique de l’été.
Pourquoi fuir les ténèbres en marchant dans les ténèbres?
Pourquoi cette manie aberrante: m’emmurer
dans tout ce que traverse la mort?
Ma vie dépend d’un nom qui
m’est de plus en plus étranger.
J’aime chaque lettre de la malédiction qui me retient
jusqu’à ce que mon ombre me suivre, me devance
telle une victoire monstrueusement sereine.
J’écoute la voix de l’ombre qui crie dans le désert.
Je ne voudrais pas que tu t’effraies quand, oui, la peur nous gouverne
et guide nos actes, nos pas, nos faux pas. N’aie pas peur.
Viens avec moi. Avec tant de crainte, je t’écris. Avec de l’eau vive.
Si tu renonces, amant rêvé, interdit, inconnu,
quand j’aurai dompté le feu, l’enfer de la connaissance,
les ténèbres, les lointains, les ruptures,
quand je ne serai plus capable de n’être qu’avec moi,
je le devine : je serai amenée en toi
par l’eau, l’air, le vent, la fin, le commencement.

Emporte le hurlement

C’est certain il viendra bientôt
des catacombes indifférentes.
Renonce à toutes les souillures, à tous les fardeaux,
aux moments qui se tordent comme les vers sur le sol
sans laisser dans ton âme de mémorables empreintes.
Les pas indolents, les gestes lents, les réveils après l’amour,
laisse-les en apanage au matin.
Emporte le hurlement de fauve mué en prière
dans l’entropie esthétique de la solitude.
Oublie ta voix sur les choses, sur les visages
laisse en héritage le silence assassin
et par-dessus tous les mots, cimetières sereins
pour les invisibles messagers de la divinité.
Mène au pâturage dans la maison des ténèbres
les loups du silence, les ombres du soir,
mets-toi sous la tête le vieil océan,
étends sur tes paupières le crépuscule
et cherche le soleil bien déguisé sur la surprise
comme si tu l’avais trouvé depuis longtemps,
comme si cet horrible moment qui viendra,
qui viendra c’est certain, était déjà passé.
illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

page 20: illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

L’utopie tremblante

(…) Je crois. Je le confesse. Dans l’effroi et le tremblement je demande:
Mon Père, Qui es aux cieux,
qui suis-je, pour que tu m’aies donné la force quotidienne
d’écouter les discours amoureux du Vide, du Rien;
qui suis-je pour regarder alentour avec un millier d’yeux à la fois,
attendant les messagers des erreurs, des infamies, des confusions
arrivées aux cieux et sur les terres qui pardonnent tout ;
qui suis-je, de quel royaume m’as-tu amenée jusqu’ici ? Quelle est ma quête ici?
Et pourquoi m’emplissent de volupté les ténèbres, le froid, l’insomnie, la mort?
– animal blessé, grave, grandissant à mesure que les années passent,
miracle tremblant, utopie, perdue dans le tremblement, reconquise dans le tremblement.

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Aura Christi
Poète, journaliste et essayiste, née le 12 janvier 1967 à Chisinau, Aura Christi est rédactrice à l’hebdomadaire Contemporanul. Ideea Europeana. A publié Les lys impériaux, Éditions «Augusta», 1999, une anthologie bilingue roumain-anglais. A reçu le Prix de l’Union des Écrivains de Moldavie pour Fragments d’être, un livre d’essais.

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mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020