Nassur Attoumani, 5 Questions pour Île en île


Écrivain et comédien, Nassur Attoumani répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 31 minutes réalisé le 19 mars 2019 à Paris par Sur la Route de la Vidéo.
Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Nassur Attoumani.

début – Mes influences
06:09 – Mon quartier
08:16 – Mon enfance
14:55 – Mon oeuvre
25:15 – L’insularité


Mes influences

Je n’ai pas eu la chance de lire étant jeune parce qu’à l’époque, j’étais à Mayotte et il n’y avait pas de bibliothèques. J’ai fait toutes mes années au collège sans jamais avoir lu un seul livre. Les seuls livres que je pouvais lire étaient des livres qu’on nous distribuait en classe : des livres de géographie, de mathématiques ou des dictionnaires. Par la suite, dans les années 1960, j’ai eu la chance de lire ce qu’on appelait à l’époque des « illustrés ».

L’un des premiers livres que j’aie lus était L’Enfant noir de Camara Laye. Arrivée en métropole [France] pour faire des études, je commençais à me plonger dans la lecture parce que c’était obligatoire. Entre temps, j’ai lu Robinson Crusoe. J’étais écœuré parce que pour moi, c’était le livre le plus raciste que j’aie jamais lu. Ce livre m’a beaucoup marqué, mais je ne voulais plus entendre parler ni de l’écriture ni de l’histoire.

À l’époque, je passais toutes mes vacances en Angleterre. J’ai travaillé à Brighton et à Hove. Les gens qui me voyaient m’appelaient « Friday ». J’avais des amis italiens, espagnols, portugais, et même français qui trouvaient cela insultant. Je leur ai dit que ce qui m’intéressait était d’apprendre l’anglais.

Le livre qui m’a vraiment marqué est Perahim de Virgil Gheorghiu. J’ai dû acheter ce livre sept fois parce qu’à chaque fois qu’on me l’emprunte, il ne revient jamais. Je m’en suis bien inspiré. J’ai regardé comment Gheorghiu crée ses personnages, ses descriptions, et comment il entamait ses dialogues. On retrouve une grande violence dans Perahim, parce que Gheorghiu est un Roumain qui a dû fuir son pays quand la Russie a envahi la Roumanie. Il a eu beaucoup de malheurs. Ses parents étaient tellement pauvres que les trois frères mettaient une seule chemise pour aller à l’école. J’arrive à comprendre que plus le pays est tombé dans le malheur, plus il peut avoir des écrivains énormes. C’est dans la description du malheur et la description des petites gens que ces écrivains s’en sortent.

Mon quartier

Ce n’est même pas le quartier où je vis actuellement qui m’inspire. En fait, je suis déçu de Mayotte. En ce moment, je vis à Passamainty, à la périphérie de la capitale de Mamoudzou. C’est un endroit assez calme, même s’il y a une violence qui gangrène aussi bien la ville que l’ilot en entier de sorte que les gens ne sortent plus la nuit. Mais là où je suis, je suis un peu retiré. Ça me permet de travailler en toute tranquillité. D’autant plus que je suis à la retraite. Par conséquent, j’ai beaucoup de temps pour écrire.

Juste à côté de chez moi, il y a une petite boutique, un petit garage et rien d’autre. Par conséquent, il faut faire à peu près 800 mètres pour trouver un peu d’animation. C’est vraiment un endroit calme parce que j’ai ma maison et mon jardin avec des arbres fruitiers. J’ai quand même un espace assez grand. Malgré la chaleur, avec mes arbres fruitiers, j’ai beaucoup de makis qui arrivent parfois dans mon jardin et qui entrent dans ma cuisine. Il y a des oiseaux sur les arbres, c’est vraiment idéal pour travailler et pour réfléchir.

Mon enfance

En réalité, si on lit mes romans, on découvre tout [au sujet de mon enfance]. Les personnages que j’ai décrits sont certainement des gens de ma famille. Mes tantes qui m’ont élevé, ma grand-mère chez qui j’ai vécu, mes parents, les quartiers, tout est dans mes romans. Par exemple, dans Le calvaire des baobabs, je parle de ma grand-mère. Tous les endroits où je suis passé étant petit, même adolescent, tous les parcours – de la Grande Terre jusqu’à l’ilot de Dzaoudzi où il y a l’hôpital et le collège –, j’ai décrit tout ça. Quand les personnages vont à pied de tel endroit à un autre, ce sont des endroits où moi, je suis passé. Même dans Nerf de bœuf où l’histoire se situe au 19e siècle parce que je parle de l’esclavage, j’ai fait venir des gens du 20e siècle parce que ce sont des gens dont tout le monde a entendu parler et qui sont restés dans la mémoire populaire. Des miliciens extrêmement méchants, par exemple, qui ont été odieux avec la population et qui sont morts dans les années 1965. Moi, je les ai renvoyés dans les années 1850.

Mes souvenirs de l’école, je les ai écrits dans Les aventures d’un adolescent mahorais. C’est un petit recueil de nouvelles autobiographiques. Par exemple, j’ai décrit ma première gifle et mon premier maraudage. J’ai décrit aussi la première fois où j’ai découvert le couscous. J’entendais parler de couscous, mais je ne savais pas ce que c’était. Ce livre-là, Les aventures d’un adolescent mahorais, est étudié dans tous les collèges de Mayotte.

Je suis né à Moroni (sur Grande-Comore) parce que mon père était un militaire de carrière. Après la guerre, il est revenu et il est rentré dans ce qu’on appelait à l’époque la garde indigène. Comme il était affecté dans une autre île ; ainsi je suis né à Moroni et à neuf mois, on m’a ramené chez ma tante à Mayotte. Le biberon n’existait pas à l’époque, j’ai été nourri au lait de vache, de cabri et de mouton.

Mon œuvre

J’ai été professeur d’anglais et de français et maintenant je suis à la retraite. En ce moment, je continue à écrire. J’ai publié ma première pièce de théâtre en 1992, et je viens de sortir mon 18e ouvrage, Instinct de survie à Madagascar en 2019.

Après être retourné à Mayotte, j’ai enseigné le français et l’anglais. Après, j’ai écrit ma première pièce de théâtre parce que j’avais estimé que c’est par le théâtre qu’on pouvait rentrer dans la lecture. J’ai écrit La fille du polygame, qui a été jouée pendant quatre ans devant 400 à 450 personnes par spectacle. Cela nous a permis de faire une tournée à La Réunion et une tournée en métropole [France]. Après, j’ai écrit Le turban et la capote qui m’a valu plein de déboires. J’ai parlé de tous les sujets qui sont tabou. L’école n’était pas encore obligatoire, même si la France est à Mayotte depuis 1841 ; l’école n’est devenue obligatoire qu’en 1992. Par conséquent, tout ce que j’écrivais était des sujets dont on ne parlait jamais à Mayotte.

Nous sommes une société à la fois musulmane et française. Tous les hommes politiques étaient polygames ; tous les grands religieux avaient également plusieurs femmes. Et moi, je disais que la polygamie était le plus grand mal de notre société ; par conséquent, on m’est tombé dessus.

Je venais d’écrire ma troisième pièce de théâtre quand l’un des comédiens (professeur de philo) m’a dit que le théâtre ne se lit pas. Il m’a dit que si je veux être lu, il faut que j’écrive des romans. Le lendemain, je suis passé à la librairie et j’ai acheté un gros cahier de 192 pages et un stylo. Le dimanche matin, je sors ma table sur la terrasse et je m’assois pour écrire un roman. Je ne savais de quoi j’allais parler. Je n’avais ni thème, ni sujet, ni rien du tout. Deux heures après, ma femme sort et elle me voit toujours assis à la terrasse face à la feuille blanche. Elle m’a regardé et je n’avais pas mis même une seule lettre dans le cahier. Du coup, il m’est venu l’idée de faire la description d’un baobab, l’un des arbres mythiques de Mayotte. J’ai créé mon histoire à partir de ce baobab, ce qui a donné mon premier roman, Le calvaire des baobabs.

Le calvaire des baobabs a eu un succès immense. J’ai pris mon grand-père pour point de départ ; il avait refusé de travailler dans les sociétés coloniales. Pour le punir, l’administration lui a coupé la cheville avec une machette. J’ai dédié Le calvaire des baobabs à mon grand-père. Il faisait environ 1m95.

La majorité de mes écrits parle de la femme à Mayotte. Que ce soit dans La fille du polygame, dans Le turban et la capote, ou encore dans Mon mari est plus qu’un fou : c’est un homme, qui a reçu le Grand Prix Littéraire de l’Océan Indien en 2004 et qui vient d’être réédité. Que ce soit dans Tonton ! Rends-moi ma virginité, un roman qui a été édité chez Orphie, ou même dans mes pièces de théâtre. Par exemple dans Interview d’un macchabée, il s’agit d’une personne qui est morte. Dans la religion musulmane, on dit que nous avons deux anges, un ange de bien qui est à droite et un ange du mal qui est à gauche. C’est l’ange du mal qui note tous les évènements qu’on fait pendant toute la vie, et au jour du jugement dernier, on doit rendre compte de tout ça. Et bien sûr, il me fallait un avocat. L’avocat que j’avais créé est Satan, qui est représenté par un personnage féminin.

Pour l’instant, nous n’avons pas encore des femmes à Mayotte qui écrivent. Heureusement nous avons des femmes pour s’occuper de nous et de la vie. Il faudrait bien trouver quelqu’un pour prendre la défense de ces femmes-là.

Tout ce que n’importe quel écrivain écrit, c’est déjà dans la Torah, dans la Bible ou dans le Coran. Si on veut parler d’homicide, Caïn a tué son frère ; si on veut parler d’attentat, Abraham a voulu couper la tête à son fils. Le problème est de recréer une histoire en la mettant dans un endroit très précis. Pour moi, cet endroit est Mayotte. L’important est dans la manière de raconter l’histoire, c’est-à-dire le style. Tout le monde raconte les mêmes histoires, l’histoire d’amour, de meurtre, de police, etc. C’est la manière dont l’auteur utilise les mots qui compte. Selon ceux qui lisent mes livres, ma force est dans le style.

L’insularité

Un insulaire est quelqu’un, soit il vit enfermé dans son île, et qu’il ne peut sortir de son île que par des moyens qui ne dépendent pas de lui. Si nous lisons par exemple les contes de Mayotte, nous voyons toujours arriver les gens par bateaux. À l’époque, l’avion n’existait pas. Aujourd’hui, nous continuons à recevoir ces bateaux sous une autre forme, par exemple les kwassa kwassa qui amènent une immigration extrêmement massive dans l’île. Ils viennent non seulement des îles d’à côté, mais également d’Afrique. Le but est de venir à Mayotte et de repartir en avion vers la France ou l’Europe. Ceux qui arrivent dans l’île, on leur donne parfois des cartes de séjour et ils doivent rester à Mayotte. Les cartes de séjour qu’on distribue à Mayotte ne sont valables ni à La Réunion, ni ailleurs. Nous sommes confinés là, et les gens arrivent à Mayotte comme dans un entonnoir.

Étant des gens qui sont des natifs de l’île, nous sommes quand même obligés de nous en sortir par tous les moyens. En tant que conteur, l’un de mes personnages principaux est Mayotte. Ça me permet de parler de Mayotte et des problèmes qui existent à Mayotte. Même si je suis de nationalité française, mais je ne suis pas un écrivain français. Je suis un écrivain francophone. Comme il y a des écrivains francophones des Antilles, chacun va parler des problèmes de son île. Le problème qui peut exister à Marseille ou bien à Lille ou Paris n’est pas forcément le même problème qui va exister à Mayotte.

Il faut que les gens qui lisent nos livres sachent comment ça se passe à Mayotte. C’est extrêmement important de parler de nos petites îles où nous avons de gros problèmes.

Imaginez-vous que Mayotte est la plus grande maternité d’Europe. C’est à peu près 10.000 naissances par an. Parmi ces 10.000 naissances, il y a 95% d’enfants qui sont nés de mère et de père clandestins. C’est-à-dire des gens qui sont venus en kwassa kwassa. Quand nous avons 30 naissances par jour, on devrait construire une salle de classe par jour pour scolariser tous ces enfants-là. Les salles de classe débordent. C’est nous, les écrivains, qui devons relayer ces problèmes-là.

Dans le monde occidental, on est passé à une autre dimension de l’écriture. On parle des choses qui sont passées comme les dinosaures, ou des choses qui vont se passer dans 2000 ans. À Mayotte, nous parlons de notre actualité.


Nassur AttoumaniNassur Attoumani. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Paris (2019). 31 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 octobre 2019.
Entretien réalisé par Sur la Route de la Vidéo.
Équipe technique : Édouard Lemiale, Marie Guimond-Simard, Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

© 2019 Île en île


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mis en ligne : 8 octobre 2019 ; mis à jour : 26 octobre 2020