Renée Asgarally

Renée Asgarally

photo des archives de la famille
non datée

Renée Asgarally, née Renée Lilianne Juddoo le 8 juillet 1939, décédée le 6 juillet 2010.

Renée Asgarally est un écrivain indissociable du renouveau postcolonial de la littérature mauricienne en général et de celle en créole, en particulier. En effet, neuf ans après l’indépendance de l’île acquise en 1968, elle publie en 1977 à compte d’auteur Quand montagne prend difé…, une histoire d’amour tragique avec, pour toile de fond, la problématique des relations intercommunautaires mauriciennes. Elle publie de nouveau en créole en 1979, cette fois un recueil de contes sous le titre Tension gagne corne, publié également à compte d’auteur. En cela, elle est la première femme mauricienne ayant écrit en créole. Suivront deux romans largement autobiographiques écrits, eux, en français : Les filles de Madame Laljee, 1981 et sa suite, Tant que soufflera le vent, 1984. Elle publie également des contes et poèmes pour enfants (Les trois tortues, Le petit prisonnier. Contes en français pour enfants, 1983 ; Le bouquet, poèmes et comptines, en français et anglais, 1988). En 1993, elle traduit en français son premier roman Quand montagne prend difé… et le publie sous le titre La Brûlure.

Renée Asgarally est issue d’une famille partiellement originaire de Rodrigues, île mauricienne située à quelque 600 km de l’île-mère. Née au sein d’une famille métisse créole faisant partie de la petite bourgeoisie de la ville de Rose-Hill, Renée Asgarally, dont le nom de jeune fille de sa mère est Roussety, a été institutrice, puis directrice d’école et enfin inspectrice, et a été amenée à intervenir dans différentes écoles primaires en milieu tant urbain que rural tout en déployant parallèlement de nombreuses activités au niveau social. C’est dans le cadre de ces activités diverses qu’elle rencontre Azize Asgarally, enseignant. Leur mariage par la suite est un véritable défi aux préjugés en cours à Maurice car elle est chrétienne et Azize est de confession musulmane. Dramaturge et metteur en scène de ses propres pièces depuis 1958, son mari s’engage en politique et participe aux élections législatives nationales avec succès au sein du parti de gauche Mouvement militant mauricien. Il sera réélu député au parlement mauricien à quatre reprises et pendant plus de 15 ans. En matière d’écriture, Azize Asgarally a écrit et mis en scène de nombreuses pièces en anglais, ainsi qu’une pièce de théâtre en créole en 1971 sur Ratsitatana, esclave d’origine malgache ayant été à la tête d’une tentative de révolte d’esclaves au début du 19e siècle. La volonté de son épouse Renée de s’exprimer en littérature par le biais du créole trouve probablement son origine et son ancrage dans l’engagement politique du couple et dans les rencontres avec les intellectuels engagés de l’époque.

Les deux publications en créole qui marquent l’entrée de Renée Asgarally en littérature étaient pour le moins audacieuses car il n’y avait pas à proprement parler de lectorat pour les écrits en créole à cette période particulière de l’histoire littéraire mauricienne qui, l’indépendance passée, semblait en attente et connaissait un passage à vide. Les créations de Renée Asgarally constituaient, néanmoins, des réponses à cette attente que les ardents militants de la reconnaissance et de la valorisation du créole en tant que langue mauricienne meublaient de leurs revendications. Cette démarche, culturelle mais également politique, avait pris naissance en 1967, soit un an avant l’accession à l’indépendance, lorsque, le 12 août 1967, un jeune universitaire, futur homme politique et écrivain, Dev Virahsawmy, posait publiquement la problématique des langues à Maurice comme étant un enjeu politique fondamental pour la construction d’une nation et affirmait la nécessité d’un « parler national », le créole devant devenir selon lui la langue mauricienne par excellence. S’ensuivit une vive polémique qui s’étendit sur plusieurs années et amena, par exemple, l’écrivain et poète emblématique Malcolm de Chazal à répondre à un des polémistes vigoureusement contre le créole : « Croyez-moi, le créole est notre richesse nationale. C’est lui et seulement lui qui fera de l’île Maurice avec toutes ses communautés, un seul pays, une seule nation. » Ce débat, qui devint vite polémique, remplissait un vide, la question linguistique n’ayant jamais été ni posée ni abordée dans la préparation de l’indépendance politique et la constitution mauricienne se contentant d’identifier une langue administrative, en l’occurrence l’anglais, sans définir pour autant une langue officielle.

Le fait d’écrire et de publier des textes en créole n’était, certes, pas nouveau. Dans leur Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone (2006), Robert Furlong et Vicram Ramharai présentent en détail la riche histoire de la production littéraire mauricienne en créole. Partant des déclarations en créole relevées par les greffiers lors des procès d’esclaves marrons au 18e siècle, cette anthologie reproduit in extenso les textes publiés depuis : chansonnettes, fables et poèmes créés par François Chrestien dès 1822 (Les essais d’un bobre africain) ; la proclamation de l’abolition de l’esclavage qui fut rédigée en anglais, français et créole ; les poèmes de Pierre Lolliot de 1855 (Poésies créoles) ; la synthèse des recherches de Charles Baissac qui récolte et publie proverbes et locutions dans les années 1880 (Étude sur le patois créole, 1880) ; traductions d’évangiles et de textes religieux des années 1890 et 1900 et rédaction de catéchismes au 20e siècle ; adaptations de fables de Jean de La Fontaine (Zavié Léziz de Ségré, 1939, 1952)… Par ailleurs, dans leurs productions littéraires, les écrivains mauriciens, romanciers surtout, ont toujours été nombreux à émailler leurs récits de créole par des bouts de phrases, de courts dialogues, des anecdotes, des proverbes, etc. sans jamais oser, pendant la période précédant l’indépendance, publier une œuvre entièrement rédigée en créole à l’exception d’un recueil d’énigmes en créole en 1846 (Sirandane-Çanpec), un poème satirique d’une douzaine de pages en 1867 (Navire fine engazé) et un conte en 1925 (Zistoire trésor bonne femme Magon).

La production littéraire en créole après l’indépendance se développera progressivement, la toute première étant Tention Caima / Il y aura toujours des caïmans, fable animalière bilingue publiée en créole et en français en 1971 par René Noyau. Cet écrivain atypique invitait dans son préambule tous les travailleurs mauriciens à se mettre à écrire en créole et dans la graphie de leur choix pour se raconter et exprimer leur réalité. Tention Caima s’inscrit donc comme le premier texte engagé en créole : non pas engagé par rapport à une idéologie partisane, mais engagé en faveur du travailleur mauricien, de son émancipation culturelle à travers l’usage de sa propre langue pour se raconter au monde. Il faut attendre cinq ans avant une seconde publication, qui sera plus une réédition qu’une œuvre originale, à savoir une compilation de fables de La Fontaine adaptées en créole, déjà publiées en 1939 et 1952 et rassemblées en un volume intitulé Quarante contes en patois mauricien. Imités des fables de La Fontaine par Xavier Le Juge de Segrais.

Renée Asgarally fait donc partie des pionniers de l’expression littéraire en créole de la période postcoloniale. La première floraison abondante de textes en créole de cette période date justement de 1977, année de la publication de Quand Montagne prend difé… : le public accueille en même temps quatre autres œuvres en créole : le premier recueil de poèmes de Bam Cuttayen (Nuvo Lizur), des poèmes (Disik sale, Lafimé dan lizié) et le théâtre engagé (Li) de Dev Virahsawmy. Le titre du roman de Renée Asgarally est l’abréviation d’un dicton mauricien : quand montagne prend difé, tout dimoune guetté, quand lé kère prend difé, personne na pas trouvé ce qui, traduit littéralement, signifie : quand une montagne prend feu, tout le monde regarde : quand des cœurs prennent feu, personne ne le voit. Dans le roman, les cœurs en question seront ceux de Soonil et de Caroline, issus de communautés différentes et ne pouvant donc vivre leur amour ouvertement dans le contexte mauricien et ses préjugés. L’histoire recèle de vraies qualités littéraires ; avec beaucoup d’humanité et de sincérité, l’auteur décrit la vie au quotidien d’une famille villageoise modeste qui vit grâce au maigre salaire du père, Arnand, coupeur de canne à sucre. Bien qu’aucune indication de date ne soit donnée, quelques indices – les déplacements en train entre certaines villes, les calèches disponibles près de la gare centrale, l’évocation par un personnage de l’Inde tel que son oncle la lui racontait, le récit d’anecdotes d’un cyclone de 1892,… – permettent de penser que cette histoire se déroule pendant les vingt premières années du 20e siècle. La famille d’Anand est composée de son épouse Sooneeta, rencontrée le jour de leur mariage, ses fils Soonil et Kumar ainsi que de sa fille Sangeeta. Des moments heureux comme une sortie jusqu’à la capitale Port-Louis ou une séance de cinéma en ville alternent avec des moments plus difficiles telle la mort du fils aîné ou encore la fuite éperdue de Caroline et Soonil. Car l’amour malheureux, voire tragique parce qu’impossible, est le versant tragique de cette vie rurale idyllique : le fils d’un coupeur de canne, et la fille d’un adjoint local de l’administrateur de l’usine sont amoureux l’un de l’autre, un amour dont Renée Asgarally raconte avec pudeur et poésie le développement. Obligé de fuir, réfugié dans un campement en ruines au bord de l’océan au Sud, retrouvé par deux individus à la solde du père de Caroline, malgré l’assistance d’un vieux pêcheur qui les a pris en sympathie, le couple comprend qu’il n’a d’autre solution que la mort. Sur le mot qu’ils laisseront, ils écriront : « nous na pas énan droit pou nou vive ». [Nous n’avons pas le droit de vivre.] Anand, dans sa tristesse, dira : « Trop boucoup quitte chose ti barré. Couleur, l’arzent, nation. Zamais zotte na pas ti pou réussi ». [Trop de choses étaient contre eux. La couleur de peau, l’argent, l’origine ethnique… Jamais ils n’auraient réussi.] Il reste la légende ou l’exemple comme le suggère la conclusion : « Enan de fois, quand la lune claire, dimoune marché asoir. Zotte prend l’air. Zotte dire, quand zotte passe enbas la rivière, zotte trouve ène garcon are ène tifi pé assisé lor roche ». [Parfois, quand la lune est claire, les gens sortent le soir pour prendre l’air. Ils disent que quand ils passent du côté de la rivière, ils voient un garçon et une fille assis sur un rocher.]

Ce roman, parce qu’écrit en créole, peut être qualifié de roman de transition car ouvrant la porte d’un genre littéraire jamais encore investi par cette langue. La préface, signée Issa Asgarally, souligne « la revalorisation de la langue nationale de l’île Maurice » que représente ce roman, « tableau à la fois poétique et réaliste d’une certaine période de notre histoire, d’une époque pas trop éloignée dans le temps mais assez méconnue et, trop souvent, oubliée ». « La critique sociale existe », ajoute I. Asgarally, « dans la mesure où l’auteur en actualisant le drame des amants malheureux […] s’attaque à des maux qui rongent la société mauricienne : le racisme, le communalisme, les inégalités sociales ». Seul ombre au tableau : la graphie privilégiée par l’auteur et que le préfacier avait relevé aussi, regrettant « le manque d’autonomie de la graphie par rapport au français ». Mais il convient de préciser, à la défense de l’auteur, qu’aucune graphie normalisée du créole n’existait encore en 1977 : des propositions avaient été seulement formulées dont la graphie dite MMMSP élaborée par Dev Virahsawmy. Le choix de Renée Asgarally reste dans la tradition de ces nombreux écrivains locaux utilisant une graphie « à la française ».

Avec son deuxième ouvrage en créole, Tension gagne corne, Renée Asgarally revient au-devant de la scène littéraire en créole avec trois contes en contraste avec son premier roman car très drôles (Névaine Madame Zozef – Ene vagabond, Missié sacristin, Madame Gab) et une nouvelle d’une grande fraîcheur et de charme, Zistoire ène ti la sirène. Si les choix de Renée Asgarally en matière de graphie restent résolument « francisantes », il est clair que l’auteur a évolué dans son traitement des thèmes : le style est moins hésitant, le vocabulaire est plus riche, l’humour domine et le lecteur rit franchement de la naïveté de madame Zozef, puis de son habileté à retourner la situation et remettre son fils Tipol dans le bon chemin. Les sacristains et curés ivrognes profitant des deniers de la quête sont saisissants et vérité ainsi que Madame Gabi et ses péripéties autour d’un billet gagnant de loterie. Le terme maturité s’applique bien dans ce cas, notamment dans la nouvelle Zistoire ène ti la sirène. L’histoire qui se passe dans un village du littoral postule l’existence de deux mondes : celui sur terre avec des êtres dotés de jambes avec lesquelles ils marchent et se déplacent d’un point à un autre et celui sous la mer, composé d’êtres dotés de queues de poisson mais vivant avec une organisation sociale en tous points comparable à ce qui se passe sur terre. Dans ce contexte, une sirène et un être de la terre vont s’éprendre l’un de l’autre, le terrien ignorant l’origine réelle de celle qui devient sa fiancée et qui avait pu se débarrasser de sa queue de sirène grâce à une sorcière. Des circonstances mettant en péril la vie du terrien lors d’un trajet en bateau par temps de cyclone obligent la sirène à se mettre à l’eau pour sauver le terrien, brisant cependant ainsi le pacte passé avec la sorcière et redevenant à jamais sirène, condition qu’elle dut révéler au terrien. Elle partie, le terrien se morfond et, un jour, se laisse glisser vers les fonds marins. Une fois de plus, le titre général de ce recueil est un fragment de dicton selon lequel il ne faut pas raconter des histoires dans la journée car on risque de se voir pousser des cornes…

L’engagement social de l’auteur et son combat contre le compartimentage de la société mauricienne déjà présents dans son œuvre en créole seront à la base de ses romans en français qui sont largement autobiographiques. Les filles de Madame Laljee en 1981 et sa suite, Tant que le vent soufflera en 1984, décrivent avec lucidité et courage comment la société mauricienne vit dans des systèmes étanches frisant un apartheid de fait qui en affecte l’évolution harmonieuse. Ce portrait sans fard et courageux de la société mauricienne étale au grand jour les préjugés qui séparent les communautés, le racisme qui empêche toute interaction, les idiosyncrasies, la peur paralysante du qu’en-dira-t-on, les obstacles posés à toute histoire d’amour interethnique. Si le contexte décrit est pesant, l’auteur ne se complaît pas cependant dans la négativité, mais appelle plutôt à l’édification d’une société mauricienne plus ouverte, bâtie sur un humanisme rejetant tout compartimentage pour sortir enfin de ce qu’un critique appelle « le mal mauricien ».

Entre ces romans, Renée Asgarally change de registre avec, en 1983, Les trois tortues et Le petit prisonnier, contes en français pour enfants illustrés par l’auteur, et pénètre le monde merveilleux de l’enfance. Dans l’un, les tortues Torta, Tortou et Tortiti quittent leur village (Pamplemousses) pour s’offrir une promenade dans la capitale et, dans l’autre, un petit oiseau jaune fait rêver de liberté et de poésie. En 1988, Renée Asgarally dans le même registre, publie Le bouquet, poèmes et comptines en français et anglais, destiné aux enfants et illustré par ses soins.

Écrire en créole n’est plus, aujourd’hui, un évènement rare et exceptionnel. Depuis les balbutiements postcoloniaux et les querelles qui en ont accompagné la progression, la problématique du créole a largement évolué. Une graphie officielle existe aujourd’hui ainsi que des dictionnaires monolingues. La langue créole est une option au niveau de l’enseignement primaire mauricien. Elle négocie progressivement sa place au niveau secondaire et fait déjà partie des cursus tertiaires universitaires et pédagogiques. Le Creole Speaking Union est une institution académique financée par l’État pour accompagner les initiatives visant à valoriser l’usage du créole à l’écrit comme à l’oral. Des productions théâtrales abondent et des concours littéraires (poésie et prose) se multiplient. Un Festival Créole annuel étalé sur une semaine rassemble, en outre, spectacles et créations artistiques et culturelles sous l’égide des structures institutionnelles. Renée Asgarally reste cependant le premier romancier postcolonial en créole et que ce soit une femme qui en ait été à l’origine est tout à la gloire de la littérature mauricienne.

– Robert Furlong


Oeuvres principales:

Romans:

  • Quand montagne prend difé… Préface d’Issa T. Asgarally. Rose Hill: Mascarena University Publications, 1977, 102p (en créole mauricien).
  • Tension gagne corne. Introduction de Renée Asgarally. Rose Hill: Mascarena University Publications, 1979, 112p. (en créole mauricien).
  • Les filles de Madame Laljee. Rose-Hill: R. Asgarally, 1981, 247p. Réédité en 2001, 219p.
  • Tant que soufflera le vent. Rose-Hill: R. Asgarally, 1984, 210p. Réédité en 2003, 162p.

Littérature pour la jeunesse:

  • Les trois tortues, Le petit prisonnier. Contes en français pour enfants. Rose-Hill: R. Asgarally, 1983, 17p. Réédité en 2001, 21p.
  • Le bouquet, poèmes et comptines en français et anglais. Port-Louis: Ledikasyon pu Travayer, 1988.

Traductions:

en français:

  • La brûlure. Pereybère: R. Asgarally, 1993, 174p. Réédité en 2003, 162p. Traduction en français par l’auteur du roman Quand montagne prend difé… (1977).

di melayu:

  • Selagi angin bertiup. Kuala Lumpur: Kementerian Pendidika Malaysia, 1993. Traduction en malais par Malek Ridzuan Abd de Tant que soufflera le vent.

Sur l’oeuvre de Renée Asgarally:

  • Arnold, Markus. « Les hiérarchies socio-économiques et ethniques à l’Ile Maurice ». Nouvelles Études Francophones 26.2 (Automne 2011): 125-141.
  • Gerval-ARouff, Jeanne. « Femme et territoire : état de la femme écrivain ». L’océan Indien dans les littératures francophones, sous la direction de Kumari R. Issur et Vinesh Y. Hookoomsing. Paris/Maurice: Karthala/Presses de l’Université de Maurice, 2001: 395-403.
  • Voir aussi les liens ci-dessous.

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ailleurs sur le web:


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Dossier Renée Asgarally préparé par Robert Furlong

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mis en ligne : 13 novembre 2020 ; mis à jour : 20 novembre 2020