Arlette Peirano, Métis de toi

(extrait)

Lorsque Jimmy arriva devant le portail bancal et rouillé, il eut une pensée pour sa mère. Combien de fois Mathilde ne lui avait-elle pas demandé de le remettre en état ? Le vieux portail n’eut guère l’occasion d’émettre le moindre grincement car Jimmy l’enjamba aisément. La maison lui sembla vide. Il la contourna, rendu invisible par la nuit. Il entra par l’arrière en enfonçant la porte d’un coup de pied rageur. C’est à peine si celle-ci résista. Une fois à l’intérieur, Jimmy inspecta prudemment chaque pièce. Il eut rapidement confirmation que sa première impression avait été la bonne, la maison était vide de tout occupant. Soudain, dans la pénombre, un sentiment terrible d’abandon s’empara de lui. Il lui tortura le cœur d’une façon si insupportable que les larmes lui vinrent aux yeux. Pourtant, aucune d’entre elles ne coula. Avait-il déjà trop pleuré ? Avait-il au contraire passé trop d’heures à retenir ses pleurs par fierté ? Nul n’aurait su le dire. Mais il avait mal. Il reçut la douleur comme un coup de poignard. Le souvenir de sa mère en ces lieux était terriblement vivace. La maison tout entière criait son absence. Monique, la cousine, la « garce » comme la surnommait volontiers Mathilde, devait payer. Fort de cette conclusion, Jimmy commença sans tarder à briser les chaises. Puis ce fut au tour des rangements de subir le même sort, tous furent éventrés et défoncés. Il s’acharnait sur tout ce qui lui tombait sous la main. Rien ne lui échappait. Le moindre morceau de bois finissait en débris au milieu de la pièce. Ce fut le cas des vieilles barres de récupération qui avaient servi à entretenir sa belle musculature durant ces deux dernières années. Il était conscient de faire du bruit à cette heure tardive de la nuit. À tout moment on pouvait venir, le surprendre, le ceinturer et l’emmener au poste de police le plus proche. Mais sa détermination était telle que rien n’aurait pu l’arrêter. Il continuait de laisser libre cours à sa fureur destructrice, emporté par la griserie de tout casser. Il se dopait à la casse et se grisait de l’odeur de salpêtre que l’arrachage des lattes faisait naître. À un moment donné, il émit un râle inhumain pouvant laisser penser qu’on se trouvait dans l’antichambre du démon. Voilà, se dit-il, convaincu de l’imminence du feu de joie, encore quelques planches et le bûcher de la délivrance serait fin prêt. Ses yeux haineux étaient injectés de sang. Il s’activa de plus belle pour atteindre son but le plus rapidement possible et s’en prit aux plinthes du mur. Il les arracha brutalement et sans aucun mal car elles étaient déjà à moitié pourries. Pourtant, l’une d’elles résista. Alors il insista. Pour ce faire, il bloqua sa jambe contre le mur et commença à tirer sur la planche. Derrière celle-ci se nichait un petit paquet ficelé. Coincé entre la bande de bois et le mur, il finit par tomber mollement sur le sol dès que Jimmy eut terminé d’arracher le dernier morceau, se réjouissant déjà du magnifique brasier qu’il ne tarderait pas à allumer. Il regarda le paquet plat. Intrigué, il se pencha, le ramassa, l’inspecta sous toutes les coutures avant de se décider à tirer sur la ficelle. Il se sentit très ému. Un émoi bien compréhensible. Ne venait-il pas en effet de trouver, sous la forme d’une pochette-surprise, une sorte de trésor ? Sa mère avait dû le cacher là. Depuis combien de temps était-il si bien dissimulé ? Estimer cette durée lui sembla aussi primordial que d’en connaître promptement le contenu. Un an, dix ans, plus encore ? Longtemps, très longtemps sans doute, à en juger par l’aspect vieillot de son étrange découverte. Il avait l’impression que ce paquet lui parlait, que c’était un appel venu du fond des âges. Soudain, il sursauta. Il venait d’entendre au dehors des bruits de pas et des chuchotements. Probablement des voisins intrigués par tout le vacarme qu’il venait de faire. Malgré son impatience à ouvrir le paquet, il dut se rendre à l’évidence. Il fallait déguerpir au plus vite. Jimmy maudit ces intrus qui venaient chambouler tous ses plans. Néanmoins, il eut la satisfaction de penser que nul désormais ne serait suffisamment stupide pour avoir envie d’habiter dans un endroit pareil. Un tel chantier ne pouvait être que le fruit d’un esprit démoniaque dont la volonté planait au-dessus de chaque pièce, l’œuvre d’une main vengeresse venue de l’au-delà pour hanter la demeure jusqu’à la fin des temps. C’est sûr, se dit Jimmy, plus personne ne pourrait vivre en paix entre ces murs et Monique, cette « sale pute », allait regretter amèrement son obstination. Jimmy en était intimement convaincu en s’enfuyant comme un voleur par le fond du jardin. Partir vite avant que quelqu’un le trouve et lui demande la raison de sa présence en ces lieux. Il venait de décider que la prison ne serait pas sa prochaine demeure. Une nouvelle résolution qui ne l’empêcha pas de penser à emporter avec lui l’insolite petit paquet qu’il serra contre lui, impatient d’en découvrir le contenu. En attendant, cette trouvaille lui avait définitivement ôté l’envie de jouer avec des allumettes. Et c’était mieux ainsi. Il se réfugia non loin de là, dans un Abribus totalement tagué d’insanités et de slogans en faveur d’une Calédonie kanak et libre. À cette heure tardive, aucun usager de transports en commun ne le dérangerait dans sa halte provisoire. Son cœur battait à vive allure après sa course folle à travers les chemins et les rues. Ses pulsations semblaient avoir perdu leur régularité, ce qui ne manquait pas de renforcer sa nervosité. Il essaya de se calmer afin de commencer à déballer ce qu’il considérait déjà comme un fabuleux trésor, son plus bel héritage, le seul digne d’intérêt.

Jimmy défit religieusement le paquet et s’aperçut qu’il contenait trois objets. Chacun d’entre eux était enveloppé dans une feuille de papier journal appartenant visiblement au passé. Jimmy se saisit d’un des objets et vit, en examinant son emballage d’un peu plus près, que le journal en question s’appelait « La France Australe », un quotidien qui avait fermé ses portes depuis belle lurette.


Cet extrait de Métis de toi, par Arlette Peirano, a été publié pour la première fois dans le roman du même nom chez Pearl édition (Nouméa, 2003), pages 30-33.

© 2003 Arlette Peirano


Retour:

/arlette-peirano-metis-de-toi/

mis en ligne : 1 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020