Arlette Peirano, Le Gardien de l’île noire

(extrait)

Pendant ce temps, dans le petit village de Wilit, au nord d’Ambrym, l’une des quatre-vingts îles de l’archipel de Vanuatu, situé en plein océan pacifique, Kenneth était recroquevillé sur sa natte. Kenneth, un petit garçon ni-vanuatu, appartenait à une communauté de quelque deux cents âmes. Ici, pour s’occuper, on ramassait des noix de cocos. À l’aide d’un grand coupe-coupe appelé bush naef, les femmes, aussi bien que les hommes, tranchaient les noix en deux et en faisaient sécher la pulpe au soleil pour obtenir le coprah. Celui-ci servait à fabriquer de l’huile et du savon. Toute la tribu y travaillait. On mettait ensuite le coprah dans de grands sacs de jute en attendant le bateau qui les récupérait une fois par mois. Une occupation et aussi la principale source de revenus du village, rapportant quelques vatus, la monnaie locale.

Il n’était pas rare que les enfants donnent un coup de main. Ce sont eux d’ailleurs qui montaient tout en haut des cocotiers, ces arbres magiques, à la manière de petits équilibristes de cirque. Leur agilité et la force de l’habitude permettaient un tel exploit. À l’aide d’une corde tressée enserrant le tronc et leurs deux pieds, écartés pour servir de véritables tenailles, ils parvenaient avec dextérité au sommet. Ils agitaient alors les plumets des cocotiers, décoinçaient les grappes de frut blong coconas et les jetaient à terre en criant bicareful afin de ne pas les faire tomber sur ceux chargés de les ramasser au sol. Kenneth, depuis plusieurs jours, avait déclaré forfait. D’abord pris de vertiges, puis d’étranges malaises, il avait failli tomber de l’arbre à plusieurs reprises. Pourtant il était d’une nature robuste. Physiquement, il avait beaucoup de son père. Son corps menu mais ferme était aussi sombre que le charbon. Côté tempérament, c’était essentiellement de Rudy, sa mère, qu’il tenait. Comme elle, il était trop fier pour afficher ses sentiments mais sa patience, reconnue par ses parents, était à toute épreuve. Il le prouvait une fois de plus en attendant que les jours se montrent plus cléments avec lui. Mais on voyait bien qu’il commençait à perdre courage. Depuis peu, ses yeux renvoyaient une lueur différente. Celle de la douleur. Une douleur qui empoisonnait sa jeune existence. Il serrait les dents, mais parfois c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Ses pupilles fixaient le haut de la vieille case de ses parents comme si, pour lui, la seule délivrance possible allait forcément passer par la crête de cette demeure indigène qu’une vieille paille, formant un cône, recouvrait tout entière. Usée par les intempéries, elle laissait toutefois passer, de jour, de minces rayons de lumière diaphane, et la nuit, la lueur de la lune. C’est par un de ces trous que s’envolerait son âme un jour. Très prochainement, car elle avait été touchée par la malchance. De cela, il en était presque certain. Ce qu’il ne pouvait deviner, c’est que sa belle âme ardente irait ce jour-là droit au ciel rejoindre celles de ses ancêtres.

Mais Kenneth n’était encore qu’un enfant et un pikinini particulièrement gentil. On disait d’ailleurs qu’il était facile à vivre. Sa mère s’en vantait tout le temps auprès de ses proches. De fait, il ne lui donnait aucun souci, ne se plaignait jamais. Sauf ces derniers jours. Depuis une semaine déjà, la santé du jeune garçon déclinait régulièrement.

Tout avait commencé par une grippe assez banale somme toute puis, très vite, il avait été saisi par ces maudits maux de tête. Ses tempes se vrillaient de façon si douloureuse qu’il avait l’impression que sa tête pourrait se détacher totalement de son corps. Le mal l’avait contraint à s’aliter. Au début, il avait bien essayé de ne pas pleurer. Il voulait être un homme, enfin celui qu’il serait bientôt. Or, depuis la veille, des larmes intarissables coulaient sur ses joues, sans qu’il puisse rien y faire. Sa mère avait bien fait appel aux fameux man blong majik. Héritiers d’un savoir millénaire, les sorciers de la tribu possédaient des pouvoirs magiques, entre autres celui de la guérison. Appelés à son chevet, guidés par Walter, son père, ils étaient venus à trois de l’autre bout de l’île. Hélas, ils n’avaient rien pu faire pour le débarrasser de ces migraines atroces qui le paralysaient. Les incantations et les breuvages à base d’extraits de racines sacrées, certains très amers, n’avaient pas été efficaces pour soigner son mal. Les trois savants n’avaient pu sauver l’âme malade de Kenneth et le débarrasser des puissances hostiles qui envahissaient son corps jour après jour. Face à ce constat d’échec, les hommes s’en étaient allés tête basse, convaincus qu’une force maléfique s’acharnait sur le petit garçon. Pour eux, ce n’était pas bon signe. Leur incapacité à juguler la maladie pouvait signifier que des ennemis avaient lancé un sortilège sur l’enfant ou encore que leurs propres pouvoirs s’étaient affaiblis de manière considérable. Cette dernière éventualité n’était pas pour leur plaire.

La médecine blanche, qui pourtant n’inspirait guère confiance dans les parages, n’avait pu être tentée, pour la seule et unique raison que le bateau qui amenait l’infirmier européen, volontaire à l’aide technique, ne passait qu’une fois par mois, et que le prochain n’était pas prévu avant une bonne dizaine de jours. Il en était ainsi dans toutes les tribus reculées, considérées comme primitives. Le petit Kenneth, depuis cinq jours et cinq nuits, était donc resté alité avec d’affreuses douleurs martelant son crâne.

Aux gens qui prenaient de ses nouvelles, la belle Rudy avait essayé d’expliquer que son garçon avait la curieuse sensation qu’une cérémonie de danses traditionnelles, la kastom tanis celle où les hommes par centaines frappent le sol en cadence de leurs pieds, se déroulait directement dans sa tête. Leur piétinement semblait se faire à même son crâne. C’est dire si sa souffrance était profonde. Comme frappés par une malédiction, ses yeux, habituellement noirs et vivaces, restaient figés telles de grosses billes lustrées par les larmes, les pupilles rivées désespérément sur le faîtage de la case dans l’attente d’un éventuel soulagement. Mais comme celui-ci tardait à venir ! Quand le pauvre gosse parvenait enfin à s’endormir, ce qui était de plus en plus rare, il était perturbé par des cauchemars. Par moments, ils étaient pires que la douleur. Il se voyait vivre dans une famille où il ne reconnaissait personne, avec des étrangers qui ne vivaient pas comme lui et qui le retenaient prisonnier dans une maison en dur, toute blanche, aux fenêtres closes. Il n’en avait jamais vu de semblable, à part dans les livres. Et puis leur mer à eux, même si elle était bleue, tenait dans un trou d’à peine huit mètres sur cinq. Dérisoire !

Kenneth était d’une nature très enjouée, mais, physiquement c’était un petit bonhomme. D’une taille en dessous de la moyenne. Un smol pekinini comme l’appelaient Marguit et June, ses deux sœurs. Sa constitution ne lui permettrait sans doute jamais de dépasser un mètre soixante-cinq lorsqu’il atteindrait l’âge adulte. Il en était ainsi pour beaucoup d’autres enfants. Comparé aux gamins de sa tribu, il était donc dans la normalité, petit en taille pour ses dix ans, et maigre comme le sont la plupart des enfants soumis à toutes sortes de privations.

La malnutrition était la cause première de l’enflure gastrique qui déformait le ventre des petits ni-Vanuatu. Une malnutrition qui n’était pas synonyme de faim cependant, car ils avaient de quoi manger tous les jours. Mais l’alimentation n’était pas assez variée. Un régime alimentaire basé uniquement sur les tubercules, la viande de porc ou la chair de poisson pour les plus riches. Les autres se passaient de protéines animales mais privilégiaient les fruits, en abondance.

Des enfants, il en naissait beaucoup. Presque trop. Le contrôle des naissances, les gens de Vanuatu n’en connaissaient ni l’expression, ni même le procédé, et probablement n’en auraient-ils pas vu l’intérêt si on leur en avait parlé. Ici, dans ce beau pays encore dénommé Nouvelles-Hébrides il y a tout juste vingt ans, chaque enfant était un cadeau du ciel. Il était accueilli dans une grande communauté qu’on nommait la tribu. Et il grandissait sans problème. Pas étonnant que presque un habitant sur deux ait moins de quinze ans ! Un peuple jeune et très attachant.

Quand ils le peuvent, c’est toujours avec fierté que les ni-Vanuatu expliquent que « Vanuatu », dans la langue vernaculaire, veut dire « Les Grandes Cyclades ». Les Cyclades sont un archipel grec très éloigné de chez eux, mais, curieusement, il forme un cercle alors que l’archipel de Vanuatu forme un « y ». Ambrym se trouvait à l’intersection du « i grec ». « Y » aussi comme le yes ou encore comme le youqu’ils prononcent avec l’accent bichlamar si particulier. Les ni-Vanuatu sont connus pour leur gentillesse et surtout pour leur sourire, même si, par le passé, pas si éloigné que cela en définitive, ils ont pratiqué l’anthropophagie. Parfois, en présence d’un Blanc, ils se vantent de ces vieux rituels cannibales, riant, guettant la réaction de l’Européen ou de l’étranger que vous êtes. Quitte à en rajouter à l’excès. Disant préférer la chair humaine des Blancs et affirmant que celle des pieds, lorsque ce n’est pas celle des mains, est plus savoureuse et plus tendre encore une fois cuite. Sur le coup, imaginez votre tête ! Leur humour se situe sur le fil ou la tranche de la machette lorsque, pour en finir, ils vous prennent la main, la serrant longuement dans la leur. Aujourd’hui, lorsqu’ils vous tendent cette vigoureuse poigne en signe de bienvenue, c’est plus sûrement pour la vie. Quand vous arrivez à entrer dans leur demeure, si modeste soit-elle, elle devient la vôtre pour le restant de vos jours. Vous êtes considéré comme faisant presque partie de la famille.


Cet extrait du Gardien de l’île noire, par Arlette Peirano, est publié pour la première fois sur Île en île, avant sa parution en juin 2005 dans le roman chez Pearl édition (Nouméa), pages 53-58.

© 2005 Arlette Peirano


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mis en ligne : 1 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020