Anthony Phelps, « Mon Pays Que Voici »


Je continue ô mon pays ma lente marche de
poète
un bruit de chaîne dans l’oreille
un bruit de houle et de ressac
et sur les lèvres un goût de sel et de soleil
Je continue ma lente marche dans les ténèbres
car c’est le règne des vaisseaux de mort

Ils sont venus à fond de cale
tes nouveaux fils à la peau noire
pour la relève de l’Indien au fond des mines
( Le dieu de l’Espagnol n’a point de préjugés
pourvu que ses grands lieux de pierres et de prières
soient rehaussés de sa présence aux reflets jaunes
peu lui importe la main
qui le remonte du ventre de la terre )
Et l’homme noir est arrivé
avec sa force et sa chanson
Il était prêt pour la relève
et prêt aussi pour le dépassement
Sa peau tannée défia la trique et le supplice
Son corps de bronze n’était pas fait pour l’esclavage
car s’il était couleur d’ébène
c’est qu’il avait connu
la grande plaine brûlée de liberté

Alors
pour que l’Indien suivi du chien muet
chasse l’oiseau chanteur dans le pays des abricots
avec la flèche protégée d’un tampon de coton
pour que le fils connaisse son père
et que la fille ne soit plus
une fontaine au bord des routes
et pour que l’homme soit respecté
et dans sa chair et dans sa foi
ce fut la Trouée Noire
et dans l’Histoire la haute brèche de couleur

Ô Pères de la Patrie
Précurseur Empereur Roi bâtisseur Républicain
Pères glorieux que je ne nommerai point
car tous mêmement avez droit à notre amour
ô Pères de la Patrie
accordez-nous le don du courage et de l’honneur

Je continue ô mon pays ma lente marche de poète
et je remonte lentement le lit de ton Histoire
avec dans la mémoire la noblesse de tes enfants

La terre avait atteint son angle de repos
et chaque pierre prise en sa couche d’argile
portait le Choeur immense et le grand jet du mât
la partition martiale et le drapeau tout neuf

Onze décades et une année
malgré tumulte et bruits de guerre
la pierre sans faille des fondations
ne roula point hors de sa glaise

Onze décades et une année
dans la douleur ou l’allégresse
dans le désordre ou dans la paix
l’argile tint la pierre neuve

Or un matin
le dieu de l’Espagnol
trouva d’autres adorateurs
et qui s’en vinrent
par la porte mouvante
avec en main le tissu étoilé
et dans la bouche une langue inconnue

Et un matin de sang trop vif
chut le grand mât et s’effondra le Choeur
La pierre incorruptible avait quitté sa couche

Et ce fut Pierre Sully
Et ce fut fort Capois
Et ce fut Marchaterre

En vain sur une porte
fut crucifié Charlemagne Péralte
et les cinq mille Cacos
en vain donnèrent leur sang
par toutes leurs blessures

Le dieu vert des yankees était plus for que les
loas

Et tout fut à recommencer
selon le rythme de leur vie
selon leur lois leurs préjugés

Et tout fut à recommencer
car un matin ils sont venus
ces protecteurs vêtus de jaune
nous enseigner avec la honte
la délation et la servilité

Et la leçon fut profitable
car dans ma lente marche de Poète
j’ai vu ô mon Pays tes enfants sans mémoire
dans toutes les capitales de l’Amérique
le coui tendu et toute fierté bue
genoux ployés devant le dieu-papier
à l’effigie de Washington

À quoi bon ce passé de douleurs et de gloire
et à quoi bon dix huit cent quatre
Ô mon Pays je t’aime comme un être de chair
et je sais ta souffrance et je vois ta misère
et me demande la rage au coeur
quelle main a tracé sur le registre des nations
une petite étoile à côté de ton nom

Yankee de mon coeur
qui bois mon café
et mon cacao
qui pompes la sève
de ma canne à sucre

Yankee de mon coeur
qui entres chez moi
en pays conquis
imprimes ma gourde
et bats ma monnaie

Yankee de mon coeur
qui viens dans ma caille
parler en anglais
qui changes le nom
de mes vieilles rues

Yankee de mon coeur
j’attends dans ma nuit
que le vent change d’aire

Je continue ô mon Pays ma lente marche de Poète
à travers les forêts de ta nuit
et le reflet de la Polaire
parmi l’essence et la sève
dénombrant sous l’écorce les cercles de l’aubier
Entre la liane des racines
tout un peuple affligé de silence
se déplace dans l’argileux mutisme des abîmes
et s’inscrivant dans les rétines
le mouvement ouateux a remplacé le verbe
La vie partout est en veilleuse

Le ciel s’est oxydé l’amour passé au laminoir
Il a poussé des champignons sur les étoiles
et la nuit sent le renfermé
Et nos doigts sont tranchants comme des lames
coupant le geste au ras de l’épiderme

En nous : nos veines au sang tourné
Sur nous : le cataplasme de la peur
et sa tiédeur gluante
et notre peau fanée doublée de crainte
comme un habit trop ample
bâille sur des vestiges d’homme

Semaine sans dimanche
Le maïs : sec comme la pierre
Le pain : tout en croûtons qui blessent
Les maisons closes les rues les places
livrées au vent
Et les fidèles de la résignation
agenouillés dans les églises

La vie partout est en veilleuse
La vie vécue à la campagne
La vie vécue à la grand’ville
La vie au bord des tables
Le long des sources
La vie vécue à l’ombre des églises
La vie vécue à l’ombre des houmforts
dans le mystère et la fumée des rites
La vie dans les chaumières
la vie dans les villas
la vie entre les draps
ou sur la paille humide
la vie vivante
la vie présente
partout la même
la vie partout est en veilleuse

Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes
Le langage des yeux s’enrichit chaque jour
un geste de la main dit plus long qu’un discours
et pour rêver ma vie au tranchant du sommeil
à la doublure de ma taie
j’aurais cousu mes épisodes les plus beaux
mais l’amour même est triste
les escarres de la souffrance écailleraient le rêve

Immobile comme un pieu enfoncé dans le sable
je porte en moi la densité de la nuit
et les insectes font l’amour sur mes mains inutiles

Ah!…  quand éclatera le bourgeon sous le poids de
l’abeille
Je veux entendre le sang de ma Terre
marcher dans les caféiers aux fleurs blanches
Je veux entendre geindre le vent blessé dans les cannaies
coupantes sont les feuilles de la canne à sucre
Quand donc viendra cette heure
où nous irons amorcer le soleil
où le baiser justifiera nos lèvres

Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes
Je continue ma lente marche de Poète
à travers les forêts de ta nuit
province d’ombre peuplée d’aphones

Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
Quel choeur obscène chante dans l’ombre
cette chanson dans mon sommeil
cette chanson des grands marrons
marquant le rythme au ras des lèvres
Qui ose rire dans le noir ?

Nous n’avons plus de bouche pour parler
Les mots usuels sont arrondis
collants du miel de la résignation
et la parole feutrée de peur
s’enroule dans nos cerveaux capitonnés
Qui ose rire dans le noir ?

Nous n’avons plus de bouche pour parler
nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n’a plus sa transparence et ressemble à
la nuit
Tous les fruits ont coulé nous les avons montrés
du doigt
Qui ose rire dans le noir ?

Nous n’avons plus de bouche pour parler
car le clavier des maîtres mots des Pères de la
Patrie
au grenier du passé se désaccorde abandonné

Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signe

Homme de vigie
du grand bateau fou
qui roule et qui tangue sur les hautes vagues
Homme de vigie
dis-moi que vois-tu dans la nuit des mers
Ton oeil est de lynx et lit l’avenir
Homme de vigie qu’y a-t-il de neuf

Homme de vigie
me répondras-tu
Toi seul peux comprendre
et donner un sens à la voix du vent
Homme de vigie
qu’y a-t-il dans l’ombre par delà les crêtes
Est-ce l’espérance qui blanchit les nues

Homme de vigie
pourquoi ce mutisme
Dis-moi je t’en prie
si je peux chanter plus haut que le vent
et crier ma joie d’une aube nouvelle

Homme de vigie
je n’entends point ta voix
Que fais-tu là-haut sur la passerrelle
du grand bateau fou
qui roule et qui tangue sur les hautes vagues
Homme de vigie me répondras-tu
Homme de vigie
Ma parole ! Tu dors !

Ne réveille pas l’eau qui dort derrière ma rétine
La nuit est jeune encore et la nouvelle aurore
n’a pas bouclé le cycle de sa maturation
L’heure n’est pas sonné de faire danser la vie
sur les parallèles du monde
Ne trouble pas l’eau de la joie
en veilleuse derrière ma rétine

Il y a dans ma gorge ce cri d’amour en flèche
pour crever l’étonnement des nuages
Ce chant sous ma luette pour écarteler les ténèbres
Et la chaux vive du verbe derrière ma bouche close

Il y a les mots non parlés
que l’on se passe par les paupières
Les corps sans étendue
Les couleurs sans supports
La graine à ébosser
pour la germination des espoirs à l’air libre
Et tout le ciel à ramoner
L’eau lustrale à répandre
avant l’attouchement magique
et il y a ton nom
Ton nom charnière
ton nom pivot
ton nom sésame
ô mon Pays que voici

Je continue ma lente marche de Poète
car j’ai la vocation de l’invisible
Je suis l’aubain dans la Cité des hommes de ma race
Je suis celui qui sort de toutes parts
et qui n’est point d’ici
Je viens sur la musique de mes mots
sur l’aile du poème et les quatorze pieds du vers
enseigner une nouvelle partition
renouveler le répertoire des voix plaintives et cassées
car des maîtres de choeur surannés et pervers
ont ramené la Geste Unique
aux dimensions de l’anecdote
et des intellectuels aux fines mains
versés dans l’art des mots sonores
ont maintenu le peuple
dans le mystère et l’ignorance

Porteur du levain à tout un peuple sans défense
à tout un peuple sans conseil
peuple bavard conteur de légendes sous la tonnelle
vivant dans l’allongement perpétuel du désir
peuple insouciant et bon enfant
allant son va et vient de fourmi folle
pêchant au pied des quais la pièce d’or de l’étranger
taillant foulard dans le tissu aux quarante-huit étoiles
peuple noir comme la nuit
( et parce que le maître a visité l’esclave
sur sa couche de paille
certains ont les cheveux frisés et couleur isabelle )
et Porteur du levain à tout un peuple azyme
je viens des plages du savoir
par les chemins mouvants de l’eau
avec mission de préserver
l’ardente boucle de la soif
ce noeud de sable à la frontière du tangible

Terre déliée au coeur d’étoile chaude
Fille bâtarde de Colomb et de la mer
nous sommes du Nouveau Monde
et nous vivons dans le présent
Nous ne saurons marcher à reculons
n’ayant point d’yeux derrière la tête
et le moulin du vent broie les paroles sur nos lèvres
car sur les socles de la mémoire
dans la farine de nos mots ô mon Pays
nous pétrissons pour toi des visages nouveaux
Il te faut des héros vivants et non des morts

Mon chargement de gestes et de mots magnétiques
est de bonne mesure et fait bon poids
dans la balance
et au seuil de l’été je te salue
dans l’écarlate floraison des flamboyants
Je jaillirai de toi comme la source
mon chant pur t’ouvrira le chemin de la gloire
et mon cri crèvera le tympan de ta nuit
car mon amour en pointe de silex
à jamais s’est fiché dans ton coeur d’étoile chaude
ô mon Pays que voici

© Anthony Phelps


Ce poème d’Anthony Phelps est la deuxième partie du disque, « Mon Pays Que Voici » dit par l’auteur. Au piano: Ernest Lamy.
© 1966 Les Disques Coumbite © 2000 Anthony Phelps / Les Productions Caliban

Nous remercions Anthony Phelps et Les Productions Caliban de l’autorisation de reproduire cette partie du poème, avec son enregistrement (16:36 minutes), sur Île en île.

© les Productions Caliban


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mis en ligne : 12 février 2001 ; mis à jour : 27 décembre 2020