Anne Cheynet, 5 Questions pour Île en île


Romancière, poète, artiste peintre et conteuse, Anne Cheynet répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 24 minutes réalisé par Thomas C. Spear dans la forêt de l’Étang-Salé (Île de La Réunion), le 6 juillet 2009.
Caméra : Véronique Deveau.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Anne Cheynet.

Notes techniques : vous entendrez quelques bruits de voitures, de vent et de feuilles…

début – Mes influences
02:53 – Mon quartier
04:46 – Mon enfance
13:27 – Mon oeuvre
20:03 – L’insularité


Mes influences

Quand j’étais petite, tout m’a marqué. En ce qui concerne la lecture, on avait tellement peu de choses à lire que la lecture fait finalement partie des souvenirs essentiels d’enfance. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, depuis le livre de messe jusqu’aux albums « Lisette » mais aussi, lorsque j’en avais l’opportunité, des livres plus importants.

On m’a fait cadeau du Petit Prince en classe de seconde. C’est la première lecture qui m’ait vraiment touchée profondément.

Pendant l’adolescence, il y a eu aussi Colette et Pagnol. Parmi les auteurs réunionnais, j’aime beaucoup Alain Lorraine. [Boris Gamaleya (Vali pour une Reine morte) aussi, par exemple.] Parmi les auteurs d’ailleurs, [j’aime Jacques Prévert, André Brink,] John Irving… Il y a beaucoup de monde que j’aime finalement. C’est difficile de tout citer.

J’ai eu aussi une période de littérature féministe. J’avais bien aimé un livre qui n’est pas très connu (pourtant primé) qui s’appelle Génie, la folle [d’Inès Cagnati].

Actuellement, je lis beaucoup moins. J’aime tout ce qui parle de choses mystérieuses. J’aime bien la littérature ésotérique. J’aime les écritures très anciennes et les écritures sacrées de n’importe quelle religion. C’est une période de ma vie.

Mon quartier

Mon quartier actuel est le même depuis quinze ans, ce qui est étonnant car j’ai toujours été très nomade. Depuis quinzs ans, je vis à Saint-Pierre. Pour La Réunion, c’est une grande ville, la capitale du sud. C’est une ville qui a connu beaucoup de développement, mais qui a gardé toutefois un certain cachet. J’ai habité d’autres coins magnifiques qui sont proches : Terre-Sainte, Grand-Bois… À Saint-Pierre, il y a la rivière d’Abord. En tant que conteuse, j’aime particulièrement cette rivière ; il y a une histoire qui y est spécifiquement liée.

Il y a un certain nombre de grands hommes originaires de cette ville.

Il y a la case Roussin au bord de la rivière, je ne sais pas ce qu’il y a dedans maintenant, parce que cela a changé. Beaucoup de bâtiments ont été détruits, malheureusement.

On a une plage assez agréable aussi.

Mon enfance

J’avais un papa assez âgé ; il avait 68 ans quand je suis née. Je l’ai peu connu ; j’avais onze ans quand il est mort. Auparavant, il avait un emploi aux Chemin de Fer Réunionnais. On habitait alors à Saint-Denis. C’est une époque que j’ai peu connue puisque, quand on est allés s’installer dans les Hauts, à Saint-François, je n’avais que deux ans.

Mon enfance s’est passée entre deux ravines dans une petite case en paille ; à cette époque, c’était symbole de pauvreté. On était pauvres, de toutes façons. Après, je me suis rendue compte que c’est une merveille d’avoir une enfance comme ça, dans un paysage aussi idyllique. C’est ça, quelque part, qui m’a révélé la poésie, qui m’a conduite à l’écriture. Ce qui y a contribué aussi, c’est qu’on n’avait pas beaucoup de loisirs. Alors je lisais et j’écrivais. Je me rappelle qu’à l’époque, il n’y avait pas de papier puisque c’était juste l’après-guerre. On manquait de papier à La Réunion. Mes premiers écrits, je les écrivais à l’envers des feuilles de bananes. Ils ont finalement disparu… puisqu’ils étaient sur des feuilles de bananes !

Ma mère, très catholique, a voulu de nous envoyer (ma sœur et moi) dans un pensionnat religieux à Saint-Denis. C’était vraiment cher. J’y suis restée d’ailleurs toute ma scolarité. J’ai eu une très bonne scolarité, mais j’en ai gardé des souvenirs assez durs. Ce pensionnat était plutôt raciste, car à l’époque, on n’y recevait pas volontiers les noirs et les pauvres. On nous a pris tout simplement parce que ma mère s’est pratiquement mise à genoux. Et puis, comme elle nous avait déjà appris à lire et à écrire, nous étions déjà avancés scolairement. Sinon nous n’aurions jamais été admises dans une école comme ça.

J’ai vécu l’époque des chemins de fer. Le petit train, c’était formidable. C’est dommage que le chemin de fer ait disparu. Parfois, on allait voir nos tantes à Saint-André, dans l’Est. À un moment donné, le train devait monter une petite pente, et comme il allait très lentement, à dix km/h, il menaçait de s’arrêter. Je me mettais alors debout, je prenais l’angle de la fenêtre, et je poussais de toutes mes forces de peur qu’il ne recule. J’étais persuadée que c’était moi qui faisais avancer le train.

Après la mort de mon père, tout a changé pour nous. On a vendu notre propriété pour habiter à Saint-Denis, la capitale. Ça a été une toute autre vie.

Cette époque coloniale où s’est déroulée une partie de mon enfance était très dure. Les petits blancs pauvres, comme nous, étions très mal considérés. Même si le mot « esclavage » existait déjà dans mon vocabulaire, [je ne me rendais pas compte de ce qu’il signifiait réellement. C’était quelque chose qu’on occultait autour de moi, qu’on soit blancs ou noirs. Il n’y avait pas encore assez de recul pour qu’on puisse en parler.] Dans le pensionnat où j’étais, on ne nous a jamais parlé de l’esclavage. On faisait des pèlerinages à la Vierge noire qui est censée être la Madone des esclaves. Mais on ne parlait jamais de l’esclavage. De toutes façons, ce sujet était tabou. Les gens de bonne famille n’en parlaient pas. Les descendants d’esclaves non plus. Il y avait une censure, une occultation de notre histoire, de notre culture qui a perduré très longtemps.

Une vieille dame noire chez qui on louait une chambre à un moment à Saint-Denis est la seule qui m’ait parlé des esclaves. Ça résonnait comme une histoire tellement ancienne, alors que c’était relativement proche ! Je me souviens que je pleurais quand elle parlait des chasseurs et des chiens qui poursuivaient les marrons.

Ce n’est que beaucoup plus tard en France, où je suis arrivée pendant la guerre d’Algérie, que j’ai réalisé pleinement que mon propre pays avait été colonisé. Je m’en étais pas vraiment rendue compte avant.

Le français était la belle langue. Mais on ne parlait que le créole à la maison. Ma mère ne parlait que le créole. Mon père parlait français de temps en temps pour faire de l’esbroufe devant certaines personnes. Quand il était en colère, il revenait tout de suite au créole.

Je n’ai pas parlé français spontanément. J’ai dit ma première phrase en français spontané seulement au moment où je suis arrivée en France. Même les leçons de philo, je les récitais en créole. Ce qui était une performance que je n’arriverais peut-être plus à faire maintenant. Dire Kant, Bergson, Descartes en créole, ça m’étonnerait que je puisse le faire, mais quand j’étais enfant, c’était naturel.

La première phrase que j’ai dite : « Comment se rend-on à Aix en Provence, s’il vous plaît ? » Avec l’inversion du sujet ! c’était très bien.

Mon œuvre

Je n’ai pas écrit beaucoup d’œuvres, tout au moins, d’oeuvres publiées.

Tout ce que j’ai écrit venait de l’urgence, de situations qui m’émouvaient beaucoup. Cela a été le cas pour Matanans et Langoutis, le premier recueil de poèmes. Pour Les Muselés. Et même, à la limite, pour ce que j’ai peint aussi. Ça a toujours été des choses qui partent de la révolte.

Ce que j’ai écrit quand j’étais petite ou adolescente est différent. Le thème qui m’inspiraient à l’époque était quelque part l’abandon. [Un conte sur un petit mouton abandonné.] Mais ce texte-là n’a pas été publié puisqu’il a été écrit sur une feuille de banane !

Les œuvres avec lesquelles j’ai débuté dans la période des années 1970 ont été très importantes pour La Réunion. Elles étaient inspirées de la société de l’époque, du climat politique et sociale qui était très révoltant. Il y avait la répression. Beaucoup de chômage. De misère matérielle et morale. Les gens n’avaient pas la possibilité de s’exprimer en toute liberté. Voilà pourquoi j’ai appelé mon premier roman Les Muselés. Pour survivre, les gens devaient accepter l’inacceptable. Il y avait aussi la fraude politique, le climat électoral qui était très dur. C’est surtout ça qui a inspiré mes œuvres. C’est d’ailleurs le cas pour beaucoup d’écrivains, de chanteurs et d’artistes de l’époque. C’était finalement cette levée de boucliers contre la répression qui a été très importante.

Après, j’ai assemblé des textes autobiographiques qui ont été dits sur CD, et j’en ai fait un livre, Rivages Maouls.

J’ai aussi baigné dans l’univers des contes quand j’étais petite. Mon père était conteur de veillée. Je suis retombée par la suite dans cet univers que, depuis, je n’ai pas quitté. J’ai écrit beaucoup d’histoires qui ne sont pas publiées, mais j’en ai enregistré quelques-unes sur CD. Je fais aussi des spectacles, puisque le conte est avant tout parole.

Le conte est quelque chose de très passionnant. J’essaie de créer ce que je ressens, soit de la société actuelle ou de l’humain tout simplement.

Je me suis rendue compte que le conte unit les gens. C’est un lien dans l’espace et dans le temps, absolument formidable entre tous les continents, tous les peuples et tous les âges. C’est ce qui me passionne. Cela fait partie de la culture à La Réunion. Mais la télévision a maintenant empliété sur beaucoup de choses.

On ne pourra jamais refaire ces veillées familiales. La société a évolué ; on ne revient pas en arrière. Beaucoup de gens actuellement se lancent dans le conte, parfois de manière un peu opportuniste parce que c’est un créneau à prendre. Beaucoup aussi sont nostalgiques de cette culture du passé. D’autres ont pris conscience qu’il ne faut pas laisser se perdre cet aspect de notre patrimoine, ce lien social et cet irremplaçable moyen d’expression artistique En tout cas, il y a beaucoup de choses qui se font depuis une dizaine d’années autour du conte à La Réunion.

L’Insularité

J’en ai souffert, car j’aime les grands espaces. J’ai toujours aimé les grands espaces. Je suis très attirée par des pays comme le Canada.

Sur le plan de l’écriture, l’insularité – l’île – est un mythe pour beaucoup de gens. Vivant l’insularité, je ne l’appréhende pas de la même manière que quelqu’un pour qui une île, c’est l’exotisme. Pour moi, l’exotisme, c’est ailleurs. Quand j’étais enfant, l’exotisme, c’était la France. Je rêvais de la neige, de tout ce dont on me parlait et que je n’avais jamais vu, de tout ce que je lisais dans les livres. Je rêvais de l’extérieur, du « pays dehors ».

L’île pour moi a surtout constitué un enfermement (sans que j’en souffre outre mesure, puisque j’ai eu la chance de pouvoir m’en évader). L’île de La Réunion est isolée géographiquement par rapport à beaucoup d’autres pays.


Enregistré le même jour dans la forêt de l’Étang-salé (6 juillet 2009), extraits dits de façon spontanée : Anne Cheynet disant des textes d’Alain Lorraine (trois extraits de son recueil Tienbo le rein). Vidéo de 9 minutes. Île en île. Mise en ligne sur YouTube le 30 mai 2013.

début – introduction à Alain Lorraine
01:54 – premier extrait
06:19 – deuxième extrait
06:58 – troisème extrait


Anne Cheynet

Cheynet, Anne. « 5 Questions pour Île en île ».
La forêt de l’Étang-salé (2009). 24 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 9 décembre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Véronique Deveau.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 9 décembre 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020