Anne Bihan, V ou portraits de famille au couteau de cuisine

(extrait)

Résumé : Le professeur Campagnol, entomologiste de formation reconverti dans la lutte contre les violences et les mutilations sexuelles faites aux femmes en Afrique, doit donner une conférence sur le sujet en Nouvelle-Calédonie, son pays natal qu’il a quitté depuis longtemps pour poursuivre de brillantes études.
Il voit son projet perturbé par l’irruption sur scène d’un homme venu chercher sa compagne qui a, contre son gré, décidé de venir écouter le conférencier. Celui-ci est bien décidé à la ramener manu militari vers ses tâches domestiques, mais Campagnol parvient à le convaincre qu’il y a mieux à faire…

Professeur Campagnol
Le lion aussi levait la patte mais frappait pas. Au début la gazelle forcément elle y a cru. Jusqu’au soir où il a voulu la dévorer toute nue !
C’est comment vos noms vos petits noms on n’oubliera pas l’Afrique n’est-ce pas vous me promettez ?

Elle
Moi c’est « Elle ».

Lui
Et moi c’est « Lui ».

Professeur Campagnol
Moi… c’est « moi ».

Ils se congratulent.

Professeur Campagnol
Hum hum… Cher public… l’exercice n’est pas simple mais bifurquer ça me connaît changer son fusil d’épaule s’adapter au contexte local… qui n’est pas si local d’ailleurs… en France quatre cent femmes périssent chaque année sous les coups de leurs compagnons… ici l’essentiel des sessions d’Assises est consacré aux drames familiaux conjugaux les femmes ramassent il y a des hommes battus aussi et au milieu de tout ça les enfants…  

Elle et Lui
Les enfants oui. Les enfants.

Chanson

Lui

Voici l’histoire
Triste et noire
D’un amour
Qui tourne court
Lui c’est lui
Rien à faire
Il voit la vie
Comme son père
Qui déjà
Battait sa mère
Rentrait soûl
C’est une misère
Qui se répète
Sur toute la terre
Oui qui se répète
Sur toute la terre.

Professeur Campagnol

C’est la chanson
Sans frontières
D’une prison
A ciel ouvert
Qui tue plus
Que toutes les guerres

Elle et lui

Oui qui tue plus
Que toutes les guerres.

Professeur Campagnol

De père en fils
De fils en père
De mère en fille
De fille en mère
Tous victimes
Et tous bourreaux
Du corps qui crie
Sous les couteaux
Le tien le mien
Cela n’ fait rien
Désir plaisir
Sont sous la terre
Du cimetière
Du cimetière.

Elle

Elle a grandi
Comme elle a pu
Guettant la nuit
Enfant battue
Les pas du père
La peur les cris
Et puis la mère
Qui n’en peut plus
Cache ses bleus
Toute sa misère
Pleure je s’rais mieux
Au cimetière
Au cimetière.

Tous les trois

C’est une misère
Sur toute la terre
De Nairobi
Jusqu’à Paris
Et d’Asmara
À Nouméa
Le grand silence
du corps qui crie
de l’amour
qu’on crucifie
Qu’on crucifie.

Ils se congratulent de nouveau. Elle et Lui s’installent aux côtés de Campagnol fin content. Ils ne savent trop que faire, cherchent et…

Professeur Campagnol
Il était une fois…

Elle
Un homme…

Lui
Et une femme…

Professeur Campagnol
Un roi….

Lui
Et une reine

Professeur Campagnol
Africaine une reine africaine…

Elle
Un bûcheron…

Professeur Campagnol
Et sa bûcheronne…

Elle
Qui s’aimaient tendrement…

Lui
Mais la femme la reine la bûcheronne…  

Professeur Campagnol
Mourut…

Lui
Et le bûcheron le roi l’homme enfin se remaria…

Elle
Avec une mégère qui n’aimait pas les enfants…

Professeur Campagnol
Quels enfants ?

Elle
Ceux que l’homme le roi le bûcheron avait eus parfois non sans mal neige quenouille piqûre ça saigne bois d’ébène Blanche-Neige tout ça enfin qu’il avait eus quand même avec sa femme reine bûcheronne.

Professeur Campagnol
Et alors ?

Lui
Et alors la sorcière décida de battre martyriser abandonner tuer les petits tout petits tout fragiles de son mari qui ne vit rien n’entendit rien ne dit rien ne voulut rien savoir tandis que le crime se préparait.

Elle
Qui aida même la marâtre à les perdre dans la forêt.

Professeur Campagnol
Pas du tout pas du tout !

Lui
Il était une fois un meunier qui avait trois fils…

Elle et Campagnol sont sceptiques.

Lui
À sa mort l’aîné eut le moulin le cadet l’âne et le benjamin que le vieux n’avait jamais aimé dut se contenter d’un vilain chat maigre et déplumé…

Professeur Campagnol
Et pourquoi il ne l’avait jamais aimé celui-là s’il vous plaît ?

Elle
Là n’est pas la question.

Lui
Parce que sa femme sa tendre sa douce était morte en le mettant au monde.

Professeur Campagnol
Ou parce que sa femme sa douce fricotait avec le meunier de l’autre côté de la rivière. Bâtard d’enfant voleur de nom qui dort sous mon toit mange la soupe de mes fils.
C’est donc l’histoire d’un meunier vingt dieux la belle église mais quel vilain curé et de sa trop jolie meunière.

Elle
Pas du tout pas du tout !

Lui et Campagnol sont sceptiques…

Elle
C’est l’histoire d’une histoire d’amour qui vire au vinaigre.
C’est l’histoire d’une rencontre qui n’arrive pas à arriver.
C’est l’histoire d’une parole qui ne trouve pas les mots pour se dire.
C’est l’histoire d’une vie qui…
L’histoire d’une vie que…

Professeur Campagnol
D’une vie qui d’une vie que d’une vie que quoi ?

Silence

Elle/La femme meurtrière
D’une vie que même un chien n’en voudrait pas !

Face au public comme à la barre d’un tribunal.

Faut vous dire qu’il commençait à s’en prendre aux enfants monsieur le juge ça je l’ai pas supporté puis cette fois là j’ai bien cru que ma dernière heure était arrivée se voir mourir ça peut sauver la vie le couteau était posé à côté de l’évier pour le pain que la petite venait de chercher je suis pas une femme violente je vous jure monsieur le juge mais ma vie c’est l’enfer depuis toutes ces années personne en n’a jamais rien su parce que l’enfer personne peut imaginer les derniers temps j’avais même plus de cris juste le bruit sourd des poings qui s’enfoncent dans la chair le corps qu’encaisse il est solide le corps si vous saviez mais là j’allais crever c’était sûr sa carabine contre le montant de la porte…
Tu la vois qu’il chuchotait tu la vois si tu te rebiffes je te fais sauter ta vieille peau plus bonne à rien et si tu vas chez ton association de bonnes femmes comme l’autre fois ou chez les flics je fais sauter la tête à la gosse t’entends je la lui fais sauter et t’auras tout le temps de la voir clamser avant que je te crève à ton tour…
C’est pour ça que je l’ai planté monsieur le juge à cause de ça qu’il allait lui faire à ma petite et je vous dirais bien que je m’en fous d’aller au Camp Est en prison ça fait longtemps que j’y suis et plus bonne à rien il avait raison. Seulement si vous m’enfermez ma petite on va me la prendre la coller dans un foyer comme moi monsieur le juge comme moi et elle va tomber sur un petit mec qui l’embobinera à son tour qui finira par lui faire du mal à mon bébé ça s’arrêtera jamais et vous voulez que ça s’arrête n’est-ce pas monsieur le juge parce que c’est ça qui serait la justice que ça s’arrête que ça s’arrête…

Elle s’effondre. Lui et Campagnol sont tétanisés.


Cet extrait est tiré de V ou portraits de famille au couteau de cuisine, créé en scène le 27 juin 2003 sous le titre V par « Pacifique et compagnie… » sur une mise en scène d’Isabelle de Haas, et édité en avril 2004 à Nouméa par les éditions Traversées, pages 18-25.

© 2004 Anne Bihan


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mis en ligne : 22 juin 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020