Anne Bihan, Parades

créé en scène sous le titre À

(extrait)

Percussions, cris… le défilé des bouffons se fraie un passage avec une énorme solennité. Visiblement, l’heure est grave.

Bouffon un
Place, faites place, dégagez, dégagez, poussez, poussez ma petite dame, là, c’est bien, encore, c’est mieux, libérez le passage, place, faites place !

Bouffon quatre
Oh, là, là, là, là, quel scandale, mais quel scandale !

Ils montent tous sur scène dans un état d’agitation extrême. Aucun doute, ces cinq énergumènes sont les cinq corps d’un même esprit.

Bouffon deux
Pauvre petiote, le monde est cruel.

Bouffon trois
À notre époque, devrait plus arriver.

Bouffon cinq
J’ai des envies…

Bouffon quatre
Normal, dans ton état.

Bouffon cinq
Trois mois que j’ai plus mes affaires.

Bouffon trois
Le contraire étonnerait.

Bouffon deux
C’est bien ici ton village, ta maison ?

Bouffon cinq
Moui-oui-ouiii !

Les bouffons, sauf Bouffon cinq, se plantent face au public.Bouffon quatre
Laisser une pauvrette crucifier sa descendance dans les brousses à coups d’aiguille à tricoter, c’est pas chrétien !

Bouffon deux
A’ poussait, pis a’ farfouillait, pis a’ re-poussait, comme si qu’elle voulait rendre ses boyaux, comme si que c’était pas bien accroché dans le fond de la grotte et qui suffirait de vouloir pour s’en débarrasser.

Bouffon quatre
A’ poussait, pis a’ farfouillait, a’ re-poussait…

Bouffon deux
Tata, tatatatatatatata, et on est arrivé !

Bouffon un, Bouffon trois et Bouffon quatre
Et on l’a ramassée, comme un jeune grain de café, pas mûr pour être éventré…

Bouffon cinq
J’en veux pas !

Les autres
T’as pas le choix.

Bouffon cinq
Faut m’l’arracher !

Les autres
Pas avant d’avoir causé.  

Bouffon quatre, montrant le public.
C’est qui ceux-là ?

Bouffon cinq
C’est leur faute…. Sauf lui.

Les autres, bondissant dans le public.
Bravo ! Félicitations ! Vous préférez quoi ? Un gros garçon, une jolie foufounette ? Ça fait quoi d’être bientôt papa ?

Bouffon cinq
Arrêtez ! Il le sait pas !

Les autres
On recommence.

Ils retournent vers Bouffon cinq. Messe basse.

Bouffon trois
T’es sûre ?

Bouffon cinq
Oui… enfin presque… pas tout à fait…

Bouffon quatre
Je vois. C’était la nuit ! Et peut-être qu’y z’étaient plusieurs. Tu t’es fait engrosser par un chat à neuf queues en somme !

Bouffon cinq
Mouin-ouin-ouin !

Bouffon deux
Les écoute pas ! C’était bon au moins ? Non ?! Absolutum, absolutatis, t’es pardonnée, t’y as pas pris de plaisir ! Pauvre petiote !

Bouffon un
Plaisir ou pas, elle est en cloque, elle veut pas du petit margouillat et y’a visiblement personne, que nous, pour l’entendre. Je propose donc, avant toute décision décisive, de remonter le cours du temps.

Les autres
D’accord !

Bouffon un
Acte I, scène i.

Bouffon cinq
J’étais une petite fille.

Bouffon deux
Une toute petite fille.

Bouffon trois
Qui jouait avec sa petite bille. 

Bouffon quatre
Mère sorcière est arrivée.

Bouffon cinq
Elle m’a frappée.

Bouffon un
Pas touche à ta foufounette !

Bouffon deux
C’est sale, c’est laid !

Bouffon trois
Et le curé, et le pasteur.

Bouffon quatre
C’est vilain, c’est païen !

Bouffon cinq
J’y ai plus touché, puis j’ai grandi.

Bouffon deux
Sans qu’on m’ait rien dit.

Bouffon un
Et un samedi.

Bouffon trois
Ou un lundi.

Bouffon quatre
ça s’est mis à couler.

Bouffon cinq
Rouge.

Bouffon deux
Rouge sang.

Bouffon cinq
Entre mes cuisses, le long de mes jambes.

Bouffon trois
Rien dit pendant des jours. 

Bouffon quatre
Et eu honte, honte…

Bouffon cinq
Mère sorcière me lorgnait.

Bouffon un
Qu’as-tu toujours à te laver ?

Bouffon deux
J’ai pleuré, avoué, re-pleuré, re-avoué.

Bouffon cinq
Elle m’a pas frappée, m’a consolée, avec fierté.

Bouffon quatre
C’est ton sang de femme, ma fille, te voilà grande maintenant.

Bouffon un
C’est tout ?

Bouffon cinq
C’est tout !

Bouffon deux
C’est comme ça que tout a commencé, par l’ignorance.

Bouffon trois
Du doux.

Bouffon quatre
Du mouillé.

Bouffon cinq
Du sang.

Bouffon un
Du corps.

Bouffon deux
De la vie, des risques de la vie.
Tirlititi chapi pointi !

Bouffon un
Acte I, scène ii.

Bouffon cinq
Je suis une jeune fille.

Bouffon trois
Pauvre petite jeune fille !

Bouffon quatre
Je suis un jeune homme.

Bouffon trois
Pauvre petit jeune homme !

Bouffon un
Mère sorcière vient à passer.

Bouffon deux
Qu’est-ce que vous faites à vous regarder, vous mater, vous reluquer avant ce soir de vous mignoter, de vous bécoter, de vous peloter, de vous tripoter, pour finir à minuit par vous baiser ?

Bouffon cinq
Je l’aimmmeueueu…

Bouffon quatre
Je la veueueu…

Bouffon trois
À la puberté, les garçons et les filles voient se transformer leur corps. Ils se sentent attirés, en général, par le sexe opposé. Le garçon a des désirs. La fille a des désirs. La rencontre de tous ces désirs peut les conduire à se… à faire… enfin, vous comprenez !

Bouffon un
Mais s’ils le font, que risque-t-il de leur arriver ? (Au public.) Allons, on cherche, on se pose des questions, on réfléchit un peu…

Bouffon quatre
Comprennent pas ! Sauf que lui là, et lui (Il désigne le public.), quand madame la doctoresse a fait éducation sexuelle à l’école, ils criaient « Poupon, gros poupon, ça fait gros bébé, gros poupon ! »

Bouffon trois
Donc ils savent ce qu’ils risquent, mais ils font quand même.

Bouffon deux
Et c’est comme ça que… qu’elle s’est retrouvée avec un petit margouillat dans les entrailles.

Bouffon un
Sainte Marie, mère de Dieu, le margouillat de vos entrailles est béni !

Bouffon cinq
J’en veux pas !

Bouffon deux
Et si c’était un petit Jésus ?

Bouffon cinq
J’en veux pas !

Bouffon quatre
Et si c’était un petit Mozart ?

Bouffon cinq
J’en veux pas !

Bouffon un
Et si c’était un futur chef, un docteur, un pape, le président de la République ?

Bouffon cinq
J’en veux encore moins !

Bouffon trois
Et si c’était… moi ?!

Les autres
Toi !

Bouffon trois
Ma bonne mère avait quinze ans… Mon coquin de géniteur n’en avait guère plus. Elle pensait que les bébés, ça se fait avec des baisers, alors pendant tout le temps qu’a duré la chose, elle a refusé de l’embrasser. La surprise, dix semaines plus tard ! Ça gonflait dans les nichons, ça barbouillait dans l’estomac… C’était moi, et dans ce temps-là, on jetait rien !

Bouffon un
Faux. Au temps d’avant, on jetait, tout comme maintenant. Ici les vieilles avaient des plantes, là elles te massaient les ventres jusqu’à les vider, ailleurs elles sortaient leur attirail de tricoteuse, et toc, encore un miséreux qu’aura pas le temps de l’être.

Bouffon deux
Et le géniteur, et le géniteur ?

Bouffon trois
Quoi ?

Bouffon deux
Et le père, le papa, le couillu quoi !

Bouffon trois
Parti, envolé, évaporé… Une sale histoire de famille qui voulait le marier ailleurs. Puis les plantes ont pas dû marcher, ni les masseuses, ni l’aiguille à tricoter, et me v’là.

Les autres
Quelle misère !


Cet extrait présente les premières pages de Parades, créé en scène le 9 octobre 2001 sous le titre À par « Pacifique et compagnie… » sur une mise en scène d’Isabelle de Haas, et édité en octobre 2004 à Nouméa par les éditions Traversées, pages 9-17.

© 2004 Anne Bihan


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mis en ligne : 22 juin 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020