Anne Bihan, L’écrivain, un « homme sans qualités »

« La littérature est assaut contre la frontière »
– Franz Kafka, Journal  [1]

 

Si, comme l’affirme l’écrivain argentin Juan José Saer [2] « tous les narrateurs vivent dans la même patrie : l’épaisse forêt vierge du réel », si l’écrivain doit contre vents et marées demeurer « le gardien du possible », et « se refuser à représenter, en tant qu’écrivain, toute espèce d’intérêts idéologiques, de dogmes esthétiques ou politiques, quand bien même cela le condamne à la marginalité et à l’obscurité » [3], la question de l’identité peut devenir un piège posé sous les pas de l’écriture pour la ligoter en la détournant de sa seule raison d’être : l’exercice par un être humain d’une liberté radicale, exprimée au fil d’une praxis par définition tâtonnante, incontrôlable et irrécupérable par la norme sociale, même en phase dite « d’émergence » dans un contexte s’affichant comme « post-colonial », où cette insoumission, cette indépendance vécue joue pourtant, comme en sus, comme par surcroît et de manière peut-être plus sensible qu’ailleurs, son rôle de témoin majeur.

Mais de quoi témoigne-t-on lorsqu’on écrit ? De quoi témoigne la littérature, ici et maintenant en Océanie comme là-bas en Chine, en Afrique, en Amérique latine ou au cœur de l’Europe ?

La réponse du prix Nobel chinois de littérature Gao Xingjian [4], qui fut en lutte pourtant contre la censure et les arbitraires du régime communiste, est sans appel dans le discours qu’il prononce le 7 décembre 2000 à Stockholm : « Ici je voudrais dire que la littérature ne peut être que la voix d’un individu, et qu’il en a toujours été ainsi. Quand la littérature devient ode à un pays, étendard d’une nation, voix d’un parti, porte-parole d’une classe ou d’un groupe, quels que soient les moyens utilisés pour la diffuser, aussi puissant que puisse être son rayonnement, même si elle va jusqu’à recouvrir ciel et terre, elle ne pourra éviter de perdre sa vraie nature, elle ne sera plus littérature, mais un objet utilitaire au service du pouvoir et des intérêts ».

Une voix donc, « forcément faible »… « faible et discordante », dit encore l’auteur de La montagne de l’âme, portée par « un homme ordinaire ». Une voix qui témoigne de la conscience d’être homme et d’une présence au monde se traduisant, dans la pratique quotidienne de l’écriture, par la recherche sans fin d’une langue pour dire l’encore sans nom. L’identité donc – au sens de ce qui nomme, identifie –, mais inatteinte, mouvante, toujours à venir.

Alors forcément reviennent en mémoire ces mots de Jean-Marie Tjibaou [5], à ce point répétés ces dernières années que l’on en oublie parfois la fulgurance : « Notre identité, elle est devant nous » [6].

Des mots qu’il ne s’agit pas bien sûr de détourner de leur combat pour la reconnaissance de « l’homme mélanésien » comme témoignant d’une « autre manière d’exprimer l’humanité », soumise, précisait-il, à une « reformulation permanente ». Ce serait en effet mettre en péril la dimension la plus noble de la communication, celle du dialogue entre les hommes. Car comment un homme, parmi tous les hommes, pourrait-il marcher, aller à la rencontre de son semblable, en ignorant qui il est, de quelle(s) terre(s) et de quels hommes il exprime, ici et maintenant, l’histoire, la permanence, mais aussi les forces créatrices ?

À nier ce besoin fondamental de territoire et d’identité [7], l’actuel processus de mondialisation n’en finit d’ailleurs pas de transformer les frontières en murs ponctués de miradors et de rendre « meurtrières » [8] des identités illusoires réduites à leurs formes les plus mortifères.

« Devant nous » donc. Ces mots de l’homme d’écoute et de pardon, de l’homme de paix que fut Jean-Marie Tjibaou, résonnent avec force dans le débat qui nous occupe. Car ce « devant nous » se fait, à sa manière, gardien de nos possibles. Il dit le refus de l’enfermement. Il témoigne de l’élan de construction permanente à l’œuvre dans ce travail d’être homme à quoi nous appelle le fait même d’être vivant. Il choisit de définir l’identité non en la qualifiant, en la caractérisant, mais en l’ouvrant à ce mouvement du vivre qui est, pour le coup, bel et bien l’affaire de toute littérature. Un mouvement que plus largement toute pratique de création a vocation à interroger, des peintures de la Terre d’Arnhem ou de Lascaux à l’émergence d’une littérature, dans l’acception occidentale du terme, au sein de sociétés un peu vite considérées comme « sans écriture » et dont il importe de ne jamais oublier, au-delà de leurs différences, qu’elles sont d’abord et avant tout à toutes les autres contemporaines.

Qu’en est-il aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, d’une telle réflexion sur ce qu’est ou au moins ce que ne saurait être la littérature ?

La société en construction de l’Accord de Nouméa, tout en les tenant à distance, dans une marge dont parfois ils se plaignent, attend de ses écrivains qu’ils l’aident à se définir et servent son dessein. Elle les somme mine de rien de contribuer à fonder cette communauté de destin qu’elle s’est officiellement donnée pour tâche de bâtir.

Les écrivains eux, comme les autres artistes du pays, ont rarement la force de la renvoyer dans ses vingt-deux mètres, même s’ils vivent difficilement l’injonction subtile qui leur est faite, partagés qu’ils sont entre désir, vécu comme coupable, d’affirmer leur radicale indépendance et soumission notable aux lauriers dérisoires qu’ici et là on leur tend.

Ils se sentent responsables et c’est juste. Mais au risque de se perdre parfois en cherchant à exercer cette responsabilité, en tant qu’écrivain, sur le champ du collectif.

Ils sont ainsi tentés de soumettre leur écriture à l’affirmation d’une « Calédonitude » ou d’une « Kanakitude » qu’il s’agirait de rendre immédiatement lisibles sur le terrain sociétal. Et ils l’enlisent alors inévitablement dans les ornières de l’exotisme, contribuant à folkloriser – c’est-à-dire tuer – l’énergie créatrice d’une terre qui perd ainsi toute chance de faire entendre sa présence unique. Une présence dont la perte serait perte pourtant pour chacun de nous en notre humanité.

La conscience de la course engagée contre le temps jusqu’à l’échéance du référendum de sortie de l’Accord de Nouméa accentue encore leur impatience à se faire entendre, voir, reconnaître. Tout est alors bon à prendre pour remplir le panier de la littérature dite calédonienne. Récits et témoignages de vie [9] sont mis sur le même plan qu’une lente recherche d’étreinte entre la langue et le monde. Le produit d’un atelier d’écriture ou un charmant écrit pour la jeunesse donnent lieu à même éloge que le recueil témoignant d’une voix attelée à se dépouiller des oripeaux du paraître.

Toute tentative d’exercer un jugement critique dans l’espace public est plus ou moins décodée par ailleurs comme une agression contre le pays en train de se construire. Né ici, on ne s’y risque guère tout en n’en pensant pas moins quelquefois. Venu d’ailleurs, on est souvent trop occupé à se faire adopter, adouber – au prix de quelles illusions, voire de quel reniement de son exigence intérieure ?

Mais si, par delà le temps incompressible de l’écoute silencieuse, sans faillir à l’acceptation pleine et entière de la belle ignorance à quoi nous renvoie durablement toute rencontre avec l’autre, l’on ose malgré tout questionner les – fausses ? – évidences, le rejet est d’une rare violence. Et à ce jeu, ce sont les moins assurés de leur identité, les natifs non Kanak, qui sont souvent les plus enclins à frapper de nullité le regard de « l’étranger ». Ils mettent ainsi à mal moins l’autre – ainsi renvoyé à quelle illégitimité ? –, qu’une part d’eux-mêmes. Celle dont il s’agit non de nier la différence d’avec le monde kanak, mais de couper de l’une de ses racines. La plus lointaine certes, mais pas moins réelle que les autres. Malheur à cet « étranger » en outre, tout particulièrement européen d’origine métropolitaine, s’il trouve les mots pour dire cette terre qui ne l’a pas vu naître [10]. Et s’il les ose sans s’en justifier d’une manière ou d’une autre.

Car si règne la confusion dans le panier de la littérature dite « calédonienne émergente », on n’en pratique pas moins la distinction en son for intérieur ou dans les coulisses de cercles qui se font et se défont au fil d’alliances rarement électives, traversés de non-dits redoutables, de surveillances mutuelles, le tout allant parfois jusqu’à l’insulte par médias interposés. Des insultes qu’une élémentaire analyse de contenu révèlent vite à fondement xénophobe, symboliquement meurtrier. Bien loin donc de cette « épaisse forêt vierge du réel » qui serait patrie commune à explorer et partager.

À cette aune, que ferait-on ici des Beckett, des Kundera, des Fondane, des Cioran, mais aussi des Césaire, des Senghor, des Kateb Yacine et de tant d’autres littérateurs migrants – géographiquement, linguistiquement, culturellement… – dont l’œuvre est saluée ailleurs pour s’être justement enracinée dans des doubles, triples, voire quadruples « je » ?

Comment alors ne pas prendre, s’assumant tout à la fois « étrangère » et « traversée », habitante parce qu’habitée par cette terre, le risque de dire qu’il y a urgence à ce que les écrivains, quels que soient leur désaccord, voire leur opposition absolue à cette réflexion, acceptent d’en débattre sans non-dit ni agressivité, dans un espace public apaisé ?

L’enjeu est de taille.

Car la littérature, ou ce qui s’affiche comme tel, loin d’être « assaut contre la frontière » comme la veut Kafka, s’expose à n’être qu’un pauvre moellon sans âme édifiant non une cité, non un destin commun, mais un nouveau mur à l’ombre duquel il ne sera plus possible de percevoir l’horizon de l’île.

Ce qui se veut affirmation identitaire vient paradoxalement nier l’ancestrale intelligence xénophile des sociétés océaniennes insulaires.

Ceux qui font profession d’écrire trébuchent régulièrement sur les écueils dont parlaient tout à l’heure Juan José Saer et Gao Xingjian. Leur écriture se fait outil au service d’un combat dont il ne s’agit pas ici de juger de la justesse, mais de dire combien il enferme, limite, détourne la littérature de sa raison d’être.

Quelle est-elle ?

Il faut se le redire, obstinément : donner à entendre humblement et obstinément la voix faible d’un homme parmi tous les hommes.

Un homme dont l’identité par delà le fait d’être calédonien, océanien, ou d’où que ce soit ailleurs sur cette planète, est de demeurer d’abord ce « gardien du possible » attelé à son labeur gigantesque.

Un labeur qui n’a pas pour projet de dire une identité qui pré-existerait à l’écriture.

Un labeur qui ne saurait avoir pour finalité de bâtir une citoyenneté quelle qu’elle soit.

Un labeur pour être soi et au monde, pleinement.

Écrivant, il ne faut se soucier que de cela.

Être homme.

Se faire humain.

Se vouloir vivant, absolument humain et absolument vivant.

S’appliquer à devenir « Do Kamo » en quelque sorte, l’homme vivant, l’humain vrai en plusieurs langues kanak.

Et marchant ainsi dire « NON » à tout ce qui attente à cet absolument vivant, à cet absolument humain [11].

Alors, et alors seulement, témoignant de cela, il se peut que la littérature contribue à ouvrir une porte, des portes. Il se peut qu’à partir d’elle une parcelle de l’humanité, habitant ici et maintenant, prenne un peu plus conscience d’elle-même, trouve les mots pour se dire autrement, pour autrement nommer le monde, se regarder en face, rire d’elle-même, pleurer ensemble ses morts et ensemble fêter ses vivants.

Alors, et alors seulement, il se peut que cette parcelle d’humanité se reconnaisse peuple, nation, communauté de destin dans la voix « faible et discordante », dans la trace laissée par la vibrante solitude de cet homme pareil à tous les autres, dont le seul mérite aura été de demeurer dans la nuit, libre, debout, sentinelle se réjouissant simplement qu’une main de temps à autre se tende vers la sienne. Un homme indéfini, non qualifié. Un homme sans qualités.

– Nouméa, octobre 2003

Notes:

1. Titre de cette essai Inspiré de celui de Robert Musil, L’homme sans qualités, Paris: Seuil, 1956. [retour au texte]

2.  Écrivain argentin exilé en France, Juan José Saer a notamment publié, dans des traductions de Laure Bataillon : Le mai argentin, Paris: Denoël, 1976 ; Les grands paradis, Paris: Flammarion, 1980 ; Nadie nada nunca, Paris: Flammarion, 1983 ; Unité de lieu, Paris: Flammarion, 1984 ; L’ancêtre, Flammarion, Paris, 1987 ; L’anniversaire, Paris: Flammarion, 1988 ; L’occasion, Paris: Flammarion, 1989 ; L’art de raconter, Saint-Nazaire: Arcane 17, 1990. [retour au texte]

3.  Juan José Saer, Une littérature sans qualités, Trad. Gérard de Cortanze, Saint-Nazaire: Arcane 17, 1985. [retour au texte]

4.  La raison d’être de la littérature, Trad. Noël et Liliane Dutrait, La Tour d’Aigues: Éditions de l’Aube, 2001. Discours prononcé par Gao Xingjian lors de la réception de son Nobel de littérature en 2000. Gao Xingjian est l’auteur notamment de La montagne de l’âme. Il a également écrit pour le théâtre. [retour au texte]

5.  Jean-Marie Tjibaou, intellectuel kanak à l’origine de ce qu’on a appelé le « réveil culturel mélanésien » et leader indépendantiste signataire des Accords de Matignon-Oudinot. Il a été assassiné le 5 mai 1989 à Ouvéa par l’un des siens, qui considérait cette signature comme une trahison. [retour au texte]

6.  Jean-Marie Tjibaou, La Présence kanak, Paris: Odile Jacob, 1996. [retour au texte]

7.  Lire à ce propos Dominique Wolton, Penser la communication, Paris: Flammarion, 1997. [retour au texte]

8.  Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris: Grasset, 1998. [retour au texte]

9.  Il s’agit ici de s’exercer à clarifier ce dont on parle quand on parle de littérature. En aucun cas de hiérarchiser. Encore moins de nier l’intérêt, dans la nécessaire élaboration d’une mémoire commune, de ces récits de vie, témoignages de vie qui se font livres, même s’il convient de ne pas oublier la dimension éminemment fictionnelle de toute mémoire de soi et du monde. On sait en effet à quels révisionnismes plus ou moins conscients peut conduire la confusion entre les faits passés, que l’on n’atteint jamais que de manière fragmentaire et vague, et leurs représentations.

Rien n’exclut par ailleurs que certains de ces récits deviennent de véritables autofictions dans lesquelles la langue se fasse prépondérante, les faits et les émotions relatées n’étant que matériau de l’écriture, palette de couleurs du peintre. C’est le « comment » ils se combinent, architecturent, mettent en interactions, vibration, résonance qui donne sa puissance au tableau, sa force au livre.

Il en va de même pour la littérature dite « de jeunesse ». D’un côté des récits dont la plus grande vertu, et elle n’est pas moindre, sera qu’une génération entière les aura partagés, se dotant ainsi de références communes. De l’autre quelques textes, parfois les mêmes, qui atteindront un niveau de rencontre entre les mots et le monde propre à transformer les uns et la représentation que leurs lecteurs avaient de l’autre. [retour au texte]

10.  La parole de Béniela Hombouy, philosophe et kanak, dans la préface à la réédition (2003) de La conquête du séjour paisible, de Jean Mariotti (1952) aux éditions Grain de sable à Nouméa, est à ce titre remarquable : « Pourquoi un culturellement différent, le Blanc en l’occurrence, ne pourrait-il pas mieux formuler, traduire, dire ce qui m’est intime, personnel, fondamentalement original ? Même si des ambiguïtés demeurent, elles n’enlèvent rien au caractère fabuleux de l’aventure. Bien au contraire. » Et le même Beniéla Hombouy, lors de la présentation de cette réédition, insistait sur ce qui à ses yeux fondait la légitimité de Jean Mariotti à avoir écrit non pas « sur », mais « par », mais « avec » la culture kanak : s’être mis à l’écoute, s’être laissé précisément traverser. [retour au texte]

11.  Et l’on y attente comme jamais par les temps qui courent, de ce mur que l’on édifie en Palestine aux droits bafoués du plus ancien peuple de la terre, un peuple dont, nous dit Alexis Wright, les enfants désespérés se pendent aux câbles électriques sous tension dans la rue principale de communautés aborigènes isolées, alcoolisées, s’autodétruisant comme le font ici, en Nouvelle-Calédonie, tant de jeunes.

Alors Alexis Wright en Australie, Alan Duff en Nouvelle-Zélande, Sia Figiel aux Samoa, mais aussi Salman Rushdie en son exil et tant d’autres, y compris en Nouvelle-Calédonie, disent « non ». Pas en édulcorant, pas en donnant une image idyllique, exotique ou nostalgique du monde, mais en trouvant pour dire ce qui attente à l’absolument humain, l’absolument vivant, une langue juste, vivante, humaine, qui tour à tour révèle, éclaire, puis heurte, choque et creuse aussi jusqu’aux ultimes bas-fonds de notre inhumanité.

Ce faisant ils s’engagent, mais sans rien lâcher de cette expérience que l’auteur des Plaines de l’espoir et du Pacte du serpent arc-en-ciel exprime ainsi dans Croire en l’incroyable (Actes Sud) : « Je me suis souvent aperçue que je ne pouvais emmener personne dans mes voyages, car je prenais fréquemment le chemin de traverse – le chemin périlleux. Ce n’était pas nécessairement le plus rapide, mais j’avais le sentiment qu’il était plus proche de la réalité du pays ».

Alexis Wright comme Saer donc, comme Gao Xinjian. Seule, définitivement seule et pourtant habitée, traversante et traversée, gardienne de notre possible humanité. [retour au texte]


Cet essai d’Anne Bihan, « L’écrivain, un « homme sans qualités » », est publié pour la première fois dans la revue Litteramaohi 5 (2004), pages 92-107. Il est reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteure. Dans une traduction par Clémence Veyret, il est également disponible en version anglaise, « The Writer, a ‘Man Without Qualities’. »

© 2004 Anne Bihan © 2005 Anne Bihan et Île en île


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mis en ligne : 22 juin 2005 ; mis à jour : 21 octobre 2020