Anne Bihan, À, incursion dans le corps féminin de l’acteur

Il m’est vite apparu que À ne pouvait figurer que par effraction dans un ensemble où les mots « femme », « féminin », « féminité » seraient récurrents, puisque celui qui m’apparaissait le plus pertinent pour en parler était celui de « corps ». Et pas même à priori un corps féminin, mais plutôt celui polymorphe du bouffon, un corps suant, bondissant, traversé de mille trous par où puissent s’accomplir cette profération, cette prolifération de la parole qui caractérise le théâtre dans l’une de ses formes majeures.

     Ne rien écrire alors ? Attendre un numéro [1] sur « le corps », avec l’intuition que de corps non plus il ne s’agissait pas tout à fait et la conviction que du « Yin » était bien à l’œuvre qui méritait quelques questions ? Décision fut donc prise d’assumer l’effraction et de tenter de comprendre ce qui avait lieu au-delà des thèmes trop évidemment « féminins » de la pièce.

Création du festival Equinoxe 2001 de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), À est un spectacle de théâtre forain où il est question de grossesse précoce, de grossesse de trop, de grossesse non désirée. Certes, dévider ce fil thématique conduit à aborder successivement l’éveil de la sexualité des garçons comme des filles, les difficultés de communication dans le couple, entre les générations, la problématique de la reconnaissance et celle du lien groupe-individu, les paradoxes d’une société où le discours sur la liberté du corps, relayé par le rouleau compresseur des images, masque bien souvent la persistance d’un corps profondément empêché. Mais dans À ce corps empêché paraît être avant tout celui de la femme, de la fille enceinte contre son gré, immobilisée dans sa prison sociale et/ou par le paradoxe de ses propres désirs.

Et s’il s’agissait là d’un leurre ? Si le corps sexuée de la femme n’était que pré-texte, pré-lude, chair propice à la mise en jeu, à l’expression obstinée de ce léger écart où créer et non reproduire semble un instant possible ?

Pour répondre, il est nécessaire de rappeler le fait que À repose dès l’origine sur une double contrainte. L’une que nous nous étions imposées avec le metteur en scène Isabelle de Haas et les acteurs de « Pacifique et compagnie… » dès l’année 2000 : sans souci à priori du thème, s’attacher à la création d’un spectacle forain, d’un théâtre d’arpenteur à la mesure de notre désir de proximité. L’autre que nous avons accepté début 2001 : la commande formulée par les services d’éducation sanitaire de la Province sud d’un théâtre d’intervention pour répondre à leur échec relatif dans le domaine de la prévention des grossesses non désirées.

Dire oui à une contrainte, une commande relève d’un cheminement complexe où les problématiques explicites posées trouvent résonance dans cette part d’innomé dont l’exploration seule importe. J’ai donc la conviction que, pour ma part, je n’ai pas acquiescé parce que le dispositif scénique retenu ou le thème proposé me semblaient soudain essentiels, mais parce qu’au-delà d’eux s’ouvrait un espace où allait pouvoir surgir une parole dont je ne savais rien sinon qu’elle était pour l’heure en souffrance, donc éminemment désirable.

Cette parole, nous avons commencé par en chercher les traces au fil d’une enquête quasi-journalistique, sollicitant femmes et hommes de tous âges, médecins, éducateurs, assistantes sociales, mais aussi religieux, anthropologues. Récits de vie, représentations, non-dits, convictions, documents divers, tout fut bon à prendre. Puis le matériau collecté, il s’est agi de le transformer. C’est alors que les frusques androgynes du Bouffon se sont imposées.

Le Bouffon vit en bande. Il peut tout dire, passer du rire aux larmes, du dixième degré au premier, questionner sans la juger la société des humains à laquelle il n’appartient pas tout à fait, mais dont il sait partager toutes les émotions. Il nous préserve de la dérive vers un théâtre psychologique. Il nous garde enfin de l’illusion qu’existerait au théâtre des personnages sexués comme vous et moi, tout en assumant pleinement son incarnation dans un corps ouvert à tous les possibles.

Dans cette tension du corps à venir des Bouffons est donc née l’écriture, avec le projet d’oser la parole interdite de femmes et d’hommes en manque de liens avec leur corps, avec eux-mêmes, en manque d’accord. S’est-elle tissée à coup de mailles suffisamment larges pour que le corps puisse exulter ? Le dire ne m’appartient pas, mais c’est bien ainsi qu’Isabelle a choisi de la lire, jusque dans le choix de la structure de l’espace scénique qui a permis le surgissement, le bond de ce corps dans l’espace contraint de la scène : une simple cage faite de tubulures où s’accrochaient des filets s’ouvrant au centre en une nasse symbolisant un passage – vagin, grotte, béance ouverte sur le ciel –, le tout monté sur une scène déployée à partir d’une remorque à bateau.

Et la femme alors me direz-vous ? La voici, car cette chair structurée, bondissante se trouve être éminemment féminine. Non de la féminité du sexe, mais de celle de l’énergie comme dans la roue du Yin et du Yang. Au théâtre, écrit Valère Novarina dans Lettre aux acteurs, « c’est le corps pas visible, c’est le corps pas nommé qui joue, c’est le corps d’l’intérieur, c’est le corps à organes. C’est le corps féminin. Tous les grands acteurs sont des femmes. Par la conscience aiguë qu’ils ont de leur corps de dedans. Parce qu’ils savent que leur sexe est dedans. Les acteurs sont des corps fortement vaginés, vaginent fort, jouent d’l’utérus ; avec leur vagin, pas avec leur machin. Ils jouent avec tous leurs trous, avec tout l’intérieur de leur corps troué, pas avec leur bout tendu. Ils ne parlent pas du bout des lèvres, toute la parle leur sort du trou du corps. Tous les acteurs savent ça. Et qu’on veut les en empêcher ».

     La prééminence donc du corps féminin habituellement empêché de l’acteur. Voilà au bout du compte ce qui est en jeu dans À, avec ce titre un temps innommé [2], juste cet accent disant que l’on va vers quelque part. Où ? Qu’importe. On marche, grimpe, saute, rit, pleure, suinte. Et ça, c’est le corps de l’acteur et lui seul qui le commet. Un corps qui écrit, sur les mailles du filet de lin de la scène comme sur celles que lui tend l’auteur, le seul texte qui vaille : celui éphémère, vivant, qui nous permet d’approcher au plus près du réel qui sans cesse lui échappe, à lui le Bouffon comme à nous. Mais que dans le feu de la représentation il nous est accordé de percevoir telle une possibilité de lever les yeux sans risquer de s’y abolir vers l’origine du monde.

     À, plus explicitement peut-être qu’un autre texte, ouvrait ainsi sur le fait que le théâtre, et plus fortement sans doute le théâtre du geste que nous avions, avec Isabelle de Haas, choisi alors d’approfondir, est ce lieu de résistance par le corps féminin de l’acteur à la puissance de la déesse primordiale capable de nous rendre au néant. Celui de la fusion. Celui d’avant le Verbe. Belle revanche en somme de la femme en chacun de nous, mâle ou femelle par nos sexes biologiques, sur la divinité mère dans la reconquête non de notre espace de reproduction, mais de notre espace de parole, de création.

– Nouméa, 2 janvier 2002
Texte revu et amendé en octobre 2004

Cet article d’Anne Bihan est paru à Nouméa en 2002 dans le numéro 1 de la revue Correspondances océaniennes, consacré au thème de « La femme ». Était alors déjà prévu un numéro de la revue sur le thème du corps. La version ici présentée a fait l’objet de quelques amendements par rapport à la version initialement publiée. [retour au texte]

À a été édité en 2004 par les Éditions Traversées sous le titre initial de l’auteur, Parades : un titre lui aussi empêché en somme, qui dût attendre l’édition du texte intégral pour jouer de sa polysémie : Parade des bouffons ; parades amoureuses ; parades que chacun de nous met en œuvre – contraception, avortement, refus de se soumettre au désir unilatéral de l’autre, mais aussi à tous les interdits que l’ordre, tous les ordres, font sans cesse au désir – pour se soustraire à ce qui cherche à s’imposer à lui, « à son corps défendant ».[retour au texte]


© 2002, 2004 Anne Bihan


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mis en ligne : 22 juin 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020