André Lucrèce, 5 questions pour Île en île


Essayiste, sociologue, romancier, André Lucrèce répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 30 minutes réalisé à Fort-de-France le 25 octobre 2011 par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.

Notes de transcription (ci-dessous) : Ségolène Lavaud.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : André Lucrèce.

début – Mes influences
04:54 – Mon quartier
09:50 – Mon enfance
14:42 – Mon oeuvre
25:56 – L’insularité


Mes influences

« Mes influences sont martiniquaises. On ne peut pas vivre dans ce pays sans être influencé par l’immense poète qu’est Aimé Césaire. Tant la poésie que les conférences – comme Frantz Fanon, comme beaucoup de Martiniquais – j’allais écouter ses conférences politiques et en même temps littéraires, ce qui apparaît dans la parole. D’autres Martiniquais, dont Frantz Fanon, Joseph Zobel, dont les thématiques sont différentes, mais qui vous nourrissent. »

Ensuite Jean-Paul Sartre, Merleau-Ponty, lorsque l’on aborde les œuvres philosophiques. Quant à la littérature, principalement latino-américaine : les immenses Alejo Carpentier, Gabriel García Márquez et les écrivains mexicains dont les descriptions de la nature ressemblent à la nature martiniquaise. Le Partage des eaux de Carpentier a également cette approche de l’homme, la phénoménalité qu’il a dans les rapports humains, tels la répression, l’emprisonnement, vécus avec une telle acuité qu’on est forcément marqués.

On s’ouvre ensuite sur les poètes chiliens, ainsi Pablo Neruda qui nous emmène, à travers sa poésie, sur les hauteurs du Machu Picchu. Ensuite, on ouvre sur d’autres poètes ou écrivains, des poètes français : Lautréamont, les surréalistes, dont l’immense Breton.

Lucrèce avait envisagé d’écrire un texte poétique sur Haïti, mais après avoir lu Breton – « La nuit en Haïti les [fées noires successives] portent à sept centimètres au-dessus des yeux les pirogues du Zambèze » – « si vous connaissez Haïti, son texte, ce n’est pas possible ! [d’écrire sur Haïti …], car la chose est dite en quelques mots en une extraordinaire description à la fois de la femme haïtienne, de l’ambiance, du port des femmes, des marchandes, décrites en quelques phrases ». [Passé ce moment de sidération, il écrit aujourd’hui sur Haïti.]

Et puis quelques écrivains modernes.

Mais finalement ce sont les classiques qui sont essentiels : Rimbaud, Lautréamont, Breton, Césaire.

Mon quartier

Il vit au François, précisément à la Pointe Thalémont, face à la mer. Ses « plus proches voisins sont probablement, « un Breton face à moi plus au nord et, un peu plus au sud, un Africain ». Le François est une ville très connue pour son histoire, dont la très grande grève de février 1900, où des ouvriers demandaient une petite augmentation et reçurent du plomb, faisant plusieurs morts. Un jeune étudiant, monsieur Juvénal Linval (qui deviendra médecin plus tard), en voyage à Moscou, rencontre Lénine qui lui dit « Ah vous êtes martiniquais, vous êtes de ce pays des ouvriers du François ! » dont la notoriété vient de la très grande usine à sucre qui, comme beaucoup, a fermé avec la crise des années 1950.

Le François évoque les pêcheurs, les agriculteurs, les paysans. Il va très souvent faire ses courses par plaisir au marché local. Il y est reconnu et on le hèle, « Monsieur l’écrivain » ! Rien à voir avec un supermarché : les gens sont très généreux, et quoique vivant de leur production lui font de fréquents cadeaux.

La troisième chose est l’immense importance de la mer. Le François, ce sont huit îlets. Sa maison est face à ceux qu’il appelle « Les Sentinelles de la terre » sur lesquelles il a écrit un texte. Ils se parlent ; les îlets lui disent quel est l’état de la mer et dévoile sa beauté. Le François est constellé de récifs – qu’on appelle des cayes – et de fonds blancs sablonneux, en pleine mer, on va à pied. Lorsque l’on va voir ce qui se passe sous la mer, c’est un enchantement, prestigieux, ballet magnifique de poissons, de poulpes, de langoustes. D’où son attachement profond pour cette ville, lui procurant un réel plaisir, si l’on sait écouter, entendre le rythme de la nature.

Mon enfance

Petite enfance heureuse, avec un père tout en douceur, fier de ses deux fils. Véritable réfèrent, c’était un homme intelligent et cultivé, humain, aimant et très protecteur. Lucrèce garde un grand attachement à sa grand-mère dont il porte le prénom, vers 2 ou 3 ans elle lui fait découvrir le monde. Vers 4 ans, elle l’emmène au cinéma voir Abbott et Costello – faisant un transfert, il hurle « On tue mon papa ! ». Elle lui explique ce qu’est le cinéma et ainsi il découvre et comprend. Les expériences viennent des conversations avec ses deux grands-parents, souvent critiques, il y acquiert une conscience analytique fort importante.

Les « deux » écoles : l’officielle et celle de la rue. Son jardin : La Savane, son terrain de football où dans un coin, il jouait sans déranger les plus grands, véritable porte de la liberté. Souvenir d’un endroit magnifique, dominé par la statue de l’Impératrice Joséphine, simple référence géographique à l’époque et non pas le symbole qu’elle est devenue.

C’est le moment de l’apprentissage du créole qu’on ne pratiquait jamais à l’intérieur du domus des bonnes familles martiniquaises. En revanche à l’extérieur avec les amis des milieux populaires, petit à petit on s’y initiait. L’acquisition d’une deuxième langue qui s’utilise dans des circonstances spécifiques et très différentes se fait pendant l’enfance.

Mon œuvre

Ses premiers écrits sont à mi-chemin entre sociologie et littérature. Sur le sens du mouvement de la Négritude, par exemple, (dans un article, « Le mouvement martiniquais de la Négritude, essai d’analyse d’un discours idéologique »). C’est un sujet important. « Le mot « nègre » , comme disait Césaire, est une sorte d’injure », utilisé dans des hurlements – et citant un poème de René Mesnil, grand spécialiste de philosophie martiniquais, « Nous ramassons des injures pour en faire des diamants ». Lucrèce glose en valorisant les valeurs nègres, base d’une réflexion qui a évolué et s’est scindée en deux : études sociologiques d’une part, les romans et poésie d’autre part, toujours soutenus par une conscience critique.

Lucrèce est l’auteur d’une série d’études sociologiques, car il est très frappé par la rapide transformation de la société martiniquaise entre 1960 et 1980. Il faut en étudier les évolutions, car les choses ont fondamentalement changé. Cela a donné Société et modernité suivi de Souffrance et jouissance aux Antilles, associant Guadeloupe et Martinique dans une notion de jouissance – parfois douloureuse, telle la drogue – et la souffrance de ne pas être reconnu pour ce que l’on est (souffrance identitaire). La souffrance de vivre dans un pays qui offre essentiellement des biens de consommation avec une économie qu’il appelle une « économie conteneur » ; l’essentiel des marchandises viennent d’Europe. L’époque du mythe – que l’on appelait en Polynésie « le mythe du cargo », où tout ce qui venait par cargo était valorisé, les objets industriels venus d’Europe ou des États-Unis – est une époque qui perdure encore en 2011. Ce n’est pas seulement attribué aux objets, la littérature venant de l’extérieur, elle aussi est valorisée par rapport à ce qui est produit dans l’île. Il y a pourtant un très important lectorat, fidèle. Autre exemple, un peintre ou plasticien venant d’Europe sera valorisé, alors qu’il y a d’immenses talents – en matières sculpturales et picturales – sur place.

Il y a eu un mouvement important en 2009 en Guyane, Guadeloupe et Martinique, d’où un livre écrit en collaboration, Les Antilles en colère, où figure la souffrance identitaire, et le sentiment d’être trompés, ce que l’on voit dans des écarts de prix entre les mêmes articles vendus en France (en Europe) et aux Antilles, ce que les Antillais appellent la « profitation », l’outrance dans le profit. Une étude qui cherche à expliquer le pourquoi de cette colère qui est identitaire et revendicative.

L’autre versant de l’écrivain : les romans, dont le dernier, La Sainteté du monde, traite d’un pays traversé par la sainteté dont celle du catholicisme, et celle du sacré païen quelque peu ignoré et pourtant déterminant dans la vie des gens.

Pour la poésie, Lucrèce est plus patient et plus exigeant, car c’est l’art le plus prestigieux et le plus contraignant. Parue dans des revues, sa poésie ne figure pas encore dans un recueil, le moment n’étant pas venu.

Il est également l’auteur de textes hybrides, des essais poétiques tels Conversation avec ceux de Tropiques, la revue créée par Aimé Césaire dans les années 1940. Tropiques était une revue extraordinaire qui présentait Breton, Lautréamont, mais aussi la Caraïbe et sa mythologie, sa poésie et, par exemple, les contes cubains. La revue était de très haut niveau et d’une extrême exigence. Lucrèce souhaite saluer et honorer leur façon d’avoir ouvert des chemins. Présenté à Césaire, Lucrèce lui explique sa démarche et Césaire lui répond « Oui, des chemins ont été ouverts, mais c’est à toi de continuer ». Ce livre est « comment poser les pierres de ce chemin commencé » qui demande exigence par rapport à l’écriture.

Un dernier essai, Frantz Fanon et les Antilles ; l’empreinte d’une pensée. On parle beaucoup de Fanon, mais peu de sa relation et de ce qu’il a pensé apporter aux Antilles. Cette Martinique moderne, entrée dans le XXIe siècle, doit encore lire Fanon dont la pensée est germinative. Ses phénomènes sociaux sont essentiels, politiques et identitaires ; l’œuvre de Fanon, lorsque l’aliénation est encore présente, est une nourriture dont on ne peut se passer. Lucrèce a voulu réparer l’oubli de cette pensée de Fanon en Martinique et en France.

L’Insularité

« C’est une dialectique de la fermeture et de l’ouverture ». Lucrèce ne sent pas cette fermeture, [car l’insularité est présence d’une utopie,] mais il reconnaît que beaucoup de gens en souffrent. Aidé par ses travaux et son lieu de vie ouvert, face à la mer et sans clôture, il est libre dans la mesure où il faut fréquenter la mer et le monde par la pensée. Fréquenter le monde, c’est avoir envie de converser avec un Japonais ou un Sud-Américain, ce que peut permettre le livre. « Avec le Japonais, nous sommes deux insulaires qui se parlent, par les amis japonais connus à travers Fanon, tels Takeshi Ebisaka avec lesquels il a eu des conversations sur l’insularité, toute l’évolution du Japon et de la Martinique ». Pourquoi en 1946, le Japon prend-il une direction nouvelle, alors qu’également en 46 la Martinique, elle, prend une autre direction (une direction qui lui interdit d’avoir un président, car la Martinique est devenue un département français). C’est une question que se posaient les intellectuels sur ce que peut devenir une île, tant sur le plan constitutionnel que culturel.

Quoiqu’avec des cultures extrêmement différentes, l’insularité est inscrite dans le culturel. La mer, les yoles, ces embarcations très fragiles qui pourtant arrivent à faire le tour de l’île, et là on revient à la Caraïbe, l’île, l’archipel. L’art de la navigation fut initié par les Amérindiens. La proximité permet de se héler d’île en île, même si on n’a pas la possibilité de prendre une voiture pour voir un ami en Haïti ou à Trinidad, ils savent que nous sommes là et que notre destin est commun.


André Lucrèce

« André Lucrèce, 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Fort-de-France (2011). 30 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 21 mars 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

© 2012 Île en île


Retour:

/andre-lucrece-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 21 mars 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020