Ananda Devi, « L’Ile Maurice : Source inépuisable d’inspiration » (entretien)

Ananda Devi, auteur notamment du Poids des êtres (un recueil de nouvelles) et de L’Arbre fouet, évoque dans ces lignes son itinéraire d’écrivain et les rapports que son imaginaire continue à entretenir avec l’île de sa naissance: Maurice.


 

Je tiens de mes parents un amour de la poésie et de la langue tout autant qu’une philosophie ouverte sur le monde et la nature. Née dans un petit village du sud de l’île Maurice, rien ne me destinait a priori à l’écriture, mais j’ai commencé à rédiger mes premiers contes, mes premiers poèmes, dans ce temps d’enfance et de liberté de ma vie à Trois Boutiques, petit village perdu au milieu des champs de cannes. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que l’écriture accompagnerait mon existence à tout instant et partout où je serai, comme un engagement de soi confondu avec la vie même. La conviction de ma vocation d’écrivain date, je crois, de mes quinze ans, époque à laquelle une de mes nouvelles a été primée dans le cadre d’un concours organisé par Radio-France. L’inspiration fulgurante et passionnée de mon premier recueil de nouvelles, Solstices, exprime cet état d’exaltation presque mystique qui accompagne parfois les premiers pas d’un jeune écrivain.

J’ai d’abord parlé le telugu avec ma mère et le créole de l’île mais le français s’est imposé à moi comme langue d’écriture. La nouvelle comme genre littéraire m’a appris par ses exigences de densité et d’efficacité à me confronter à des sujets variés, à utiliser des voix différentes. Dans «Salma» par exemple, je me suis essayée à des phrases ciselées, burinées comme de petits coups de couteau dans la chair. Mais j’explore aussi la voie du roman tout comme j’écris dans une confusion volontaire des poèmes en prose et de la prose poétique.

Les thèmes que j’ai abordés dans mes premiers textes sont toujours récurrents dans le présent de mon écriture. Une réflexion constante sur la mort et sur le temps, une perception cyclique de la vie qui se double de l’appréhension physique du monde. Pour moi, l’expérience sensuelle de l’univers se confond à l’expérience spirituelle et mystique. Je crois profondément à cette manière entière et riche d’approcher l’existence même si la vision de la mort, comme passage nécessaire à la compréhension de soi, influence le tragique apparent de mon écriture. Tous mes personnages affrontent des monstres intérieurs ou extérieurs et le récit, qui prend volontiers la forme du monologue – comme celui de ta prostituée de Port-Louis, l’héroïne de Rue la Poudrière –, devient le prétexte d’un voyage intime, d’une initiation, au sens philosophique du mot, à la connaissance de soi-même.

J’ai toujours écrit à propos de Maurice parce que c’est une source inépuisable d’inspiration. En dépit des ses apparences d’exiguïté, cette terre contient une infinité de mondes. Malgré des mécanismes d’interaction et d’intégration encore défaillants ou artificiels, les différents groupes ethniques recomposent au quotidien la singularité de leur univers. Ce microcosme imprévisible me permet dans chacune de mes histoires d’entrer dans un monde différent.

Si j’ai quitté mon pays, je n’ai pas l’impression d’être en exil, un mot que je n’aime pas. Je crois davantage emporter mon pays et mon écriture partout où je vais. Même en France je vis toujours dans la mémoire de Maurice. Je ne sais si j’écrirai un jour à propos d’un autre lieu; c’est possible, car en fait cette île de référence appartient plus à mon imaginaire et à mes rêves qu’à la réalité. La source de mon écriture demeurera probablement ce pays dans cette dimension onirique qui peut se contenter des liens les plus infimes.

Je suis frappée par la présence de l’île dans l’écriture des romanciers de Maurice, de la part de liberté qu’elle offre, comme une échappée à l’enfermement insulaire. Mais il y a aussi sur cette terre enserrée par l’océan tout ce qui peut nourrir la fibre littéraire: une île née de volcans, un paysage de sérénité ou de tourments, des cyclones qui rythment les saisons, la grâce et la menace de l’océan, des gens aux visages infinis… Malcolm de Chazal entrait à l’intérieur du souffle poétique de l’île, tentait de respirer avec elle… Le Clézio peut écrire la mer de façon inlassable… J’aimerais aussi dans mes écrits réaliser cette fusion avec le rythme et la musique de l’île.

– propos recueillis par Marie Abraham


Cet entretien de Marie Abraham avec Ananda Devi, « L’Ile Maurice: Source inépuisable d’inspiration, » a été réalisé pour la 6e Edition du Salon du Livre de l’Outre-Mer à Paris en septembre 1999.  Il a été publié pour la première fois dans « La route des Indes, » Journal du Salon du Livre 2 (16/17 octobre 1999), pages 10-11.

© 1999 Marie Abraham  © 2002 Île en île


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mis en ligne : 17 septembre 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020