Ambroise Yxemerry : Un Visionnaire Entre Terre et Mer

Portrait:

Raymond Jacquet est un journaliste, un romancier, un essayiste dont la vie est aussi riche, passionnée et foisonnante que l’œuvre.

Né à Paris le 28 septembre 1917, Raymond Jacquet est orphelin quelques mois après sa naissance. Son père,  médecin dans l’armée durant la Grande Guerre laisse ainsi sa famille dans une situation précaire. La scolarité du jeune Raymond se trouve momentanément interrompue par la nécessité de travailler.  Pourtant, il reste farouchement décidé à écrire et à devenir journaliste, et reprend ses études, en autodidacte cette fois, et il réussit à obtenir en 1938 une licence ès-lettres, quelque mois avant son départ au service militaire.

Raymond Jacquet embarque ainsi en tant que secrétaire du commandant sur un croiseur militaire effectuant des missions diverses dans le monde et découvre le Canada, les Antilles, les Caraïbes, le Bassin méditerranéen et L’Afrique occidentale française. Cependant, souffrant d’un état de santé déficient à Madagascar, Raymond Jacquet est rapatrié en métropole où il découvre une France occupée. Il échappe à l’envoi en Allemagne par le STO (Service du Travail Obligatoire), en obtenant un poste provisoire d’enseignant. La guerre finie, la « cavale » journalistique reprend et il se fait embaucher dans le service de Presse de la Marine, à titre civil jusqu’en 1948, ce qui lui permet de visiter la Turquie, l’Arabie, Djibouti, la Somalie, Zanzibar, les Comores, le Kenya, et à nouveau Madagascar.

La même année, on lui propose un reportage en Polynésie Française, pour les revues Clos bleus et Marine Nationale, feuilles auxquelles s’adjoindront des collaborations aux organes de presse suivants: Le Monde, L’Agence Nationale de presse française, l’hebdomadaire protestant Réforme, l’agence privée « Atlantique », et le quotidien genevois La Suisse.  Raymond Jacquet se lance à la découverte de Bizerte (Tunisie) via l’Egypte, le canal de Suez, Ceylan devenu désormais le Sri Lanka, la Birmanie, la Malaisie, Bali, l’Australie, la barrière de Corail, la Nouvelle-Calédonie.  Et enfin Tahiti.  L’escale tahitienne qui ne devait durer que quelques semaines, se prolongera finalement de cinq années!  Avec l’aide d’un armateur acceptant de commanditer l’entreprise, Raymond Jacquet fonde le Courrier des EFO(Etablissements Français de l’Océanie), premier journal officiel de Tahiti et ses îles, qui dans la Tavana (1999) devient Le Messager des îles. La suite se retrouve dans ce roman, qui se veut avant tout autobiographique.

En offrant à la Polynésie le premier quotidien indépendant, Raymond Jacquet et toute son équipe ont dénoncé ouvertement les abus de certains administrateurs coloniaux, afin de réveiller une population « indigène » quelque peu abasourdie par l’euphorie des grandes fêtes populaires:

[vous] ne [pouvez] faire autre chose qu’agiter les remugles sur un territoire supportant la plus lourde densité de truands au mètre carré, dans le monde […].  Ce que vous faites est inutile, mais si vos diatribes ne changent rien et qu’elles dépassent l’intérêt réel des affaires, pour le principe, poursuivez. C’est la première fois que depuis Dupetit-Thouars, premier gouverneur français de Polynésie, on traite ce peuple en adulte… (La Tavana, p.38)

diront certains européens de l’époque à propos du journal Le Messager des îles dans La Tavana.

Cependant, les autorités officielles le guettaient au premier faux-pas. Aux tourments professionnels que suscitaient l’élaboration et la distribution quotidienne du journal, va se joindre à cela une  histoire d’amour brève mais intense avec « la Tavana rahi », soit la femme du Gouverneur de l’époque, Julia Pellerissi dans le roman, et qui s’explique:

Se découvrir à quarante ans passés, et après vingt années de « mariage sans trahison », le cœur à l’envers, est pour une « bourgeoise » une indescriptible subversion […].  Je ne cède, disant à cela, à aucun de ces démons qui servent à l’Eglise, ainsi qu’à tous les Bovary mâles, à stigmatiser l’épouse adultère. Je ne suis femme n’ayant […] jamais possédé qu’une fausse image de la vie […].  J’ai longtemps confondu valeurs morales et morale tout court. Alors qu’il faut d’abord posséder sa morale avant de posséder des principes […].  Il me faut en effet écrire, ce qui m’eut parut ridicule et bégaud voici encore quelques mois, que l’amour existe. Je ne m’en étais jamais douté! Je n’y avais jamais cru. J’étais une agnostique à laquelle on parlerait de Dieu sans qu’elle en constatât jamais la présence. (La Tavana, p.252-253)

Si pour « la Tavana » cette relation fut une révélation, une prise de conscience de son aliénation en tant que femme soumise à un homme et à une époque, Raymond Jacquet accuse de son côté la Providence:

Mon histoire sentimentale « exotique » n’a pas été pour moi choisie, mais subie. Puisqu’imprévisible. Je n’en regrette rien mais n’est rien fait pour qu’elle naquît.*

L’Océanie agit comme un miroir sur les Européens, dans le sens où ces derniers ne semblent prendre conscience de leur aliénation que dans une situation d’insularité et d’exil. Ils se retrouvent finalement face à face avec leur propre réalité, celle qu’ils ont tenté de fuir en Europe. En cela, Raymond Jacquet appartient à la génération des écrivains voyageurs français de la première moitié du 20ème siècle, tels que Victor Segalen, Marc Chadourne et bien d’autres.

Après sa mésaventure journalistique et passionnelle en Polynésie, Raymond Jacquet est rapatrié de force en métropole où la Justice l’attend à nouveau sans qu’il s’y attende. En période de Guerre Froide, Jacquet fut perçu par certains hommes politiques français comme un ennemi de la Nation du fait de ses discours libéraux et belliqueux. Relaxé quelques mois plus tard, Jacquet décide malgré tout de réintégrer le milieu journalistique, à Paris, et d’écrire un roman, Les Débâtisseurs d’Empires. Ce roman, a dormi prés d’un demi-siècle dans un tiroir avant d’être publié sous le pseudonyme féminin et polynésien de Vaema Teikimatua en 1999.

Vaema Teikimatua:

La narratrice, Vaema Teikimatua, fait son entrée en scène en revenant au jour de sa naissance, jour dépourvu de date mais situé en un lieu précis géographiquement et singulier paradoxalement:

Je suis venue au monde dans un fare (maison tahitienne) du district de Faaone, au bord du lagon, dans l’île de Tahiti, groupe des Iles du Vent, en Polynésie. Un fare dont la charpente était en bois de burao, le toit de pandanus tressé, et les cloisons en stipes de palmier. (La Tavana, p.5)

Et celle-ci n’hésite pas à rappeler un malaise social dont elle est victime, du fait qu’elle est le fruit d’un métissage de deux « races » et de deux cultures et qui va la poursuivre tout au long du roman:

Je ne suis pas une pure Maohi. Mais je suis une vraie tahitienne… C’est-à-dire née d’une Marquisienne et d’un Chinois sur le sol tahitien. (La Tavana, p.5)

Si le terme Maohi signifie tout ce qui est propre au Tahitien, celui-ci évoque également la notion de race et de sanguinité. D’où la distance que la narratrice établit entre ces deux termes.

D’où va d’ailleurs naître un complexe identitaire et physique dans la mesure où celle-ci, se sentant plus tahitienne ressemble cependant plus à une chinoise, du moins d’après les remarques de ces interlocuteurs. Si elle entre dans le journal grâce aux relations de son père, c’est grâce notamment à ses propres connaissances en dactylographie, et de son aisance en français, en chinois, en tahitien et en anglais, à l’oral comme à l’écrit. Toutes ces langues, elle a appris à les maîtriser distinctement à l’école chinoise de Papeete, nommé le Kuo Min Tang. Sa sagesse lui vaudra à ses débuts dans le journal le surnom de « Confucionnette », puis par anti-phrase celui de « Tevava » (la muette) lorsqu’enfin le directeur du Messager des îles lui donne l’occasion de prendre la plume, et cela à l’encontre de son associé et journaliste satirique, Léon Vollefroy. Ce dernier ne parvenant pas à l’atteindre va la surnommer à tord et à travers « la chinoise » pour la blesser, ou « tiaporo » qui signifie « diablesse ».

Vaema qui n’a pas de nom de famille, et issue d’une relation volontairement illégitime puisque son père n’est autre que le mari de sa tante, devant la loi ou en société, elle n’est en fait que Vaema et son existence semble se résumer à ce prénom. D’où peut-être son désir d’écrire et d’être reconnu. Auteur, spectatrice et narratrice, Vaema Teikimatua est l’aboutissement d’un choix précis et d’une réflexion:

Par l’adoption de la féminité, je justifiais le labeur que seule pouvait assumer une femme dans la description d’événements à la fois matériels – le journal – et privés: l’intrigue amoureuse dont l’auteur (Vaema) devenait le témoin en même temps que la confidente de la « Tavana », dont le langage dans ses lettres à Andorain (R. Jacquet), trahit les découvertes que l’intéressée accumule quant à la carrière d’un haut fonctionnaire, à travers ses différents postes et missions. Si les faits furent rapportés sans parti pris, il fallait qu’ils fussent l’exclusivité d’une individualité  étrangère aux acteurs du drame.**

D’autre part, le contrat de publication d’avec la maison d’édition Au vent des Iles ayant été signé par son épouse, Paulette Jacquet, afin d’assurer une vraisemblance avec l’auteur féminin, Raymond donne par la même occasion la parole à une autochtone, ce qui révolutionne le stéréotype de la vahine, vénale et calculatrice à l’époque coloniale, qui recherchait auprès des fonctionnaires français confort et vie facile, tout en conservant un côté « femme-enfant » et une certaine insouciance du lendemain. En cela, Vaema se distingue de ses compatriotes dans le sens où elle a choisi d’exercer une profession libérale et de ne pas céder aux hommes afin de préserver sa liberté.

L’énigme du pseudonyme polynésien:

Sans avertissement, on ne s’attend pas à une telle supercherie littéraire. On s’attache facilement à croire en la validité de ce nom d’auteur. Cependant, ce dernier nous laisse des indices sur l’invalidité de ce « soi-disant » auteur polynésien. Tout d’abord, son nom de famille, qui est celui de sa mère puisqu’elle est le fruit d’une relation illégitime, n’est jamais cité. C’est comme si elle n’existait pas socialement.

D’autre part, Teikimatua Vaema sont des nom et prénom qui n’existent pas dans la langue polynésienne. Pourtant, par le biais d’un rapprochement  phonétique, on peut retrouver des correspondances sémantiques avec les objectifs de R. Jacquet:

Vaema est sans doute l’anagramme de Maeva, qui signifie en tahitien « bienvenue ».

Teikimatua est composé de deux mots:  « Teiki-« , qui semble renvoyer à « Tiki », ces statues de pierres érigées sur les marae (sites religieux) et qui représentaient les dieux maohi sur terre. Ils symbolisaient la spiritualité et le monde de l’au-delà. Et de « -matua » qui apparemment fait allusion à « Metua », qui signifie le père, le guide d’un peuple au sens large.

Derrière ce pseudonyme se cache une volonté profonde de réveiller l’esprit maohi et de guider ce peuple paternellement. Ainsi ce pseudonyme retrouve toute sa validité dans la signification symbolique du message qu’il évacue. Par ailleurs, si en se servant de ce pseudonyme d’origine polynésienne, Raymond Jacquet voulait avant tout avoir un impact sur le public polynésien, il va irrémédiablement attirer l’attention de l’extérieur sur cette partie du Pacifique.

Un homme qui ressurgit du passé:

Si Raymond Jacquet a attendu près d’un demi-siècle pour publier La Tavana, il l’avoue lui-même, c’est « dans l’attente de la lente extinction des nombreux ennemis politiques » qu’il avait laissés en Océanie, comme en France. Se cacher derrière un pseudonyme, c’était pour lui un moyen d’éviter la censure et les représailles…

De plus, en choisissant un pseudonyme polynésien qui n’existe pas, R. Jacquet a eu la délicatesse de ne viser en Océanie aucune famille polynésienne spécifiquement. Malgré sa révolte contre les abus de pouvoir et les injustices, Raymond Jacquet accuse sans citer de noms dans son roman; même l’espace temporel n’est pas clairement défini. Le lecteur doit s’en tenir à la morale, à sa philosophie de l’existence:

L’expérience nous conduit à constater que tout ce que nous faisons est vain, passager, putrescible.

Finalement, ce roman dépeint le profond malaise social et humain, issu de l’époque coloniale dans le Pacifique, où chacun semble corrompu et sans repère, les Polynésiens comme les Européens. Après la Seconde Guerre Mondiale, la seule échappatoire semble être l’écriture et le journalisme, soit rester critique et objectif face à la condition humaine.

– Poerava WONG YEN

Projets de publication: D’après une entrevue épistolaire personnelle (*) avec l’auteur, celui-ci posséderait encore au fond d’un tiroir un second roman tahitien, issu également de ses observations de l’époque coloniale à Tahiti, de même qu’un essai philosophique de quelques 800 pages qui s’intitule: Sans l’homme, la terre serait habitable. [* retour au texte ] [** retour au texte ]


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mis en ligne : 5 janvier 2001 ; mis à jour : 25 avril 2021