Amal Sewtohul, 5 Questions pour Île en île


Amal Sewtohul répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien d’Amal Sewtohul de 19 minutes, réalisé le 27 septembre 2013, le lendemain de son obtention du Prix des Cinq Continents décerné par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), pour Made in Mauritius, son troisième roman. Filmé devant le Rova (le Palais de la Reine) à Antananarivo, Madagascar.

Entretien réalisé par Magali Nirina Marson (avec ses notes de transcription ci-dessous).

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Amal Sewtohul.

début – Mes influences
05:00 – Mon quartier
07:13 – Mon enfance
08:58 – Mon oeuvre
16:40 – L’insularité


Mes influences

Pour les influences, il y en a de deux sortes. Il y a les « grandes influences » ; c’est-à-dire que quand on a quatorze, quinze ans et qu’on s’intéresse à la littérature, évidemment, on se met à lire les classiques comme Baudelaire, Victor Hugo, Rimbaud… et on se dit que la littérature est quelque chose de passionnant, d’impressionnant ; mais en même temps, on est tellement impressionné par ces géants, qu’on se dit qu’on ne pourrait jamais faire quelque chose d’aussi bien qu’eux. C’est une influence dans le sens où vous vous intéressez à la littérature, mais, en même temps, vous êtes intimidé.

Ensuite, il y a l’autre influence, qui est plus intime, lorsque vous lisez quelque chose qui vous touche. Là, vous avez l’impression que ça ressemble à votre vécu.

Ça m’est arrivé quand j’avais dix-neuf, vingt ans. Je lisais Mario Vargas Llosa, dans Tante Julie et le scribouillard : c’est l’histoire d’un jeune journaliste qui tombe amoureux de sa tante. À la fin du roman, ils décident de se sauver de Lima pour aller se marier quelque part. Donc ils se sauvent, arrivent dans le village le plus proche et demandent aux habitants où est le maire. Les habitants leur disent de « regarder dans le caniveau ». Ils regardent dans le caniveau, voient un ivrogne et se disent « on ne va pas se marier avec ce genre de maire ! ».

Ils vont dans le village suivant et y demandent de nouveau où est le maire. Les habitants leur répondent : « allez sur la plage. Le maire revient de la pêche ».

Ils arrivent donc sur la plage. Ils voient une pirogue qui s’avance doucement, de l’horizon. La pirogue accoste. Il y a un grand pêcheur qui en sort, un grand nègre qui traîne un filet rempli de poissons, les pieds dans l’eau. Il s’approche d’eux… C’est le maire. Ils lui disent qu’ils souhaiteraient se marier. Et ce maire les marie…

Moi, j’avais trouvé ça tellement drôle et tellement mauricien à la fois, cette image du pêcheur revenant de sa journée de pêche et qui est le maire. À ce moment-là, j’ai eu envie de traverser la barrière entre le lire et l’écrire. Je me suis dit que j’aurais voulu pouvoir avoir écrit ça.

Donc, on s’attelle à la tâche, on se met à écrire. Qu’est-ce qui vous domine ? Ça dépend peut-être de l’écrivain du moment, dans mon cas. Pour mon premier roman, l’Histoire d’Ashok…, c’était Naipaul parce que mon père était un grand amoureux de Naipaul. Il achetait toujours les derniers Naipaul. Je me souviens, dans mon enfance que je voyais arriver A Bend in the River, In Free State, A House for Mr. Biswas, Miguel Street, ainsi de suite, au fur et à mesure que ça sortait. Dans l’Histoire d’Ashok…, j’ai l’impression que j’ai transposé un peu cette écriture très fine, mais en même temps un humour assez grinçant, un peu acerbe.

Ensuite, quand j’ai écrit l’histoire de Sanjay, c’était Rushdie, c’était une sorte de feu d’artifice de l’imagination, le réalisme fantastique.

Puis quand je suis arrivé à Made in Mauritius, c’était Marc Twain, The Adventures of Huckleberry Finn, que je n’ai pas lu en entier… Mais j’avais lu quelques pages quand j’avais quatorze, quinze ans ; et j’avais été impressionné par cette voix narrative qui était une sorte de Créole anglais. Le premier paragraphe, c’était : « You don’t know about me, without you have read a book by the name of The Adventures of Tom Sawyer : but that ain’t no matter… » ; et ainsi de suite… C’était un anglais très argotique, en fait, qu’il avait fabriqué avec un dialecte du Mississippi mêlé à toutes sortes de choses ; et il y avait une fluidité, il y avait quelque chose de cru et de terrestre dans ce ton, qui m’avait beaucoup impressionné. Et puis l’histoire, même, ce vagabondage, cette histoire du petit garçon errant qui descend le fleuve Mississippi en compagnie d’un esclave marron, c’était un hymne au marronnage ; et j’ai été très impressionné par cette notion de l’errance et du va-nu-pieds qui parle, qui vous raconte son histoire. Donc, peut-être que c’était en ombre, portée, sur les personnages de Laval et de Feisal qui se baladent dans les rues de Port-Louis et qui traversent l’île Maurice. Voilà.

Au fur et à mesure que je « grandis », peut-être que le ton devient peut-être un peu plus sombre, je dirais. Dans le prochain que j’écris, c’est un peu plus Graham Greene, c’est un peu le roman noir… Je ne sais pas qu’est-ce qu’il y aura dans les prochains.

Mon quartier

Là où j’habite, maintenant, c’est Tana. J’ai habité dans d’autres villes du monde : Pékin, Berlin, Paris… Mais mon enfance, je l’ai passé à Sodnac, un quartier bourgeois, pas très intéressant, un quartier assez bien ordonné à Maurice. Ce n’est pas le quartier qui m’a vraiment influencé.

Je dirais plutôt que c’était quand j’allais voir mes grands-parents maternels à Port-Louis. J’y allais avec ma mère. On prenait l’autobus, le plus souvent, et on descendait… Déjà, il y avait cette descente : on descendait d’un climat plus ou moins tempéré ; on descendait à Port-Louis où les couleurs étaient plus vives, où il faisait très chaud ; et arrivés à Port-Louis, on prenait l’autobus et on se rendait à Tranquebar. Là, c’était un petit peu un bidonville ; c’était les chèvres sur la route, les ivrognes qui buvaient sur le pas de porte des boutiques chinoises, les cases en tôle… Puis il y avait une sorte de vivacité sensorielle, un sens suraigu qui me troublait. Il faisait très moite, c’était très poussiéreux.

Il y avait quelque chose de très tranché dans le caractère des gens, aussi ; peut-être presque, je dirais, de poignant, que j’ai retrouvé un peu, d’ailleurs, dans les romans de Faulkner, dans les romans du Sud profond, en tout cas : ce côté un peu baroque des gens, avec une sorte d’intensité sourde.

En fait, vous savez, à Maurice, je dirais qu’il y a comme des micro-climats, des micro-univers. Par exemple, j’étais au collège à Curepipe, où c’était très gris et très pluvieux. Je me souviens qu’un jour, adolescent, je regardais par la fenêtre la pluie qui tombait sur la cour, très boueuse. Je me suis dit « Tiens, si je prenais l’autobus, là, et si je descendais vers Flic en Flac, ce serait le ciel bleu, les palmiers, les filaos… » : un autre petit monde. En fait, il y a, comme ça, divers petits univers qui se côtoient, à Maurice, sur le plan émotionnel, géographique, et de diverses façons…

Mon enfance

C’était une enfance ordinaire, une enfance des années soixante-dix, c’est-à-dire une enfance que maintenant, peut-être, je revois à travers le prisme de la nostalgie, parce que c’était une société assez différente de celle dans laquelle nous vivons, avec des choses qu’on a perdues et d’autres qu’on a gagnées. Je dirais aussi que c’était une enfance un peu studieuse. En fait, ce que je regrette un peu c’est que je l’ai passée parmi les bouquins. Ça me rappelle un peu Borges qui disait : « à l’âge de neuf ans, j’ai découvert la bibliothèque de mon père et ça a été le seul événement de ma vie ». Il le disait avec un peu de regret. Peut-être que c’est pour ça qu’il y a autant de violence, qu’il y a des personnages hyper masculinisés dans ses romans. Je crois que c’est peut-être pour cacher l’enfant timide qu’il était et qui avait peur des petites brutes de son quartier.

Moi, dans mon cas, quand je relis Made in Mauritius, par exemple, je me dis que toutes ces aventures rocambolesques que vivent Laval, Faisal et Ayesha, au fond, c’est peut-être la projection d’un rêve, puisque ces enfants déploient une bravoure et une maturité héroïques et improbables. Peut-être que, justement, à travers cela, c’est un peu comme Rudyard Kipling qui revit, dans Kim,l’enfance en Inde qu’il n’a pas eue, puisque ses parents l’ont envoyé en Angleterre…

Donc, l’enfance, on la revit, au fond. On la vit à toutes les sauces dans le vécu ; et peut-être que dans l’écriture aussi, on revit toujours son enfance…

Mon œuvre

Pour moi l’oeuvre, c’est un travail. C’est une chose à laquelle je ne m’adonne, je dirais, pas tous les jours, mais j’essaie de le faire trois ou quatre fois par semaine, pour garder la main : c’est comme un instrument de musique, c’est une pratique. Il y a une sorte de « mythe » de l’écrivain ou du poète qui est porteur d’une sorte de parole prophétique qu’il révèle au monde : ce n’est pas quelque chose à laquelle j’adhère. Il y a aussi le « mythe » de la thématique, pour moi en tous cas, selon lequel l’écrivain part de l’idée qu’il va écrire sur l’identité, sur la quête de soi, par exemple… Dans le cas de Maurice, on dit souvent que l’île est le laboratoire multiculturel et que la littérature reflète donc le dialogue des cultures et ainsi de suite… Personnellement, ce n’est pas quelque chose qui m’a vraiment « branché », ce dialogue des cultures, même s’il intervient, évidemment, dans l’histoire.

Moi, ce qui me motive beaucoup plus quand j’écris, c’est, je dirais, la jalousie sociale, c’est-à-dire le fait qu’à Maurice, comme on est une petite île, on a des gens de différents milieux sociaux, de différentes couches sociales, qui sont en interaction à l’école ; ou bien les quartiers sont assez rapprochés : un quartier ouvrier peut être très proche d’un quartier bourgeois. En fait, on marche d’un quartier de la classe moyenne, comme Sodnac où j’habite ; et soudain, on est dans une cité ouvrière ou dans un endroit plus huppé… Au supermarché ou dans l’autobus, également, on côtoie des gens de différents milieux…

Je trouve que le fait d’avoir cette chance de pouvoir vivre avec des gens qui ont des ambitions différentes, qui viennent de milieux différents, ça crée comme une sorte de tension créative. C’est-à-dire qu’il y a un non-dit, une juxtaposition de gens, qui fait que ça crée un rapport intéressant, surtout quand ce sont des gens d’une même ethnie, mais qui sont de couches sociales différentes, par exemple. Ça, c’est quelque chose qui n’est pas aussi spectaculaire que le dialogue des cultures, par exemple, parce que quand on vient à Maurice, on voit des gens d’ethnies différentes : c’est ce qui frappe le plus le voyageur. Moi, ce sont les gens de différentes classes sociales qui essaient de s’entendre et qui ont des amitiés, qui m’interpellent.

Ensuite, je dirais qu’une fois que j’ai créé un personnage, pour moi, ce qui importe, c’est qu’il y ait une complicité, c’est que j’ai un certain rapport avec le personnage, une sorte de complicité rigolarde. J’aime bien me moquer de mes personnages parce qu’ils sont souvent le reflet de moi-même. Je n’aurais pas pu, par exemple, écrire quelque chose comme Les Bienveillantes, aussi parce que je n’ai pas assez de talent bien sûr ; mais également parce que je n’aurais pas aimé me mettre dans la peau d’un « SS », même si tout le monde peut être un « SS » ; mais ce n’est pas quelqu’un avec qui j’aurais aimé être en communion en écrivant un livre.

Donc, je crée, je plante le personnage ; et je dois le faire bouger. Quand j’ai écrit l’Histoire d’Ashok…, sur les vingt premières pages, c’était presque totalement autobiographique. Je me disais que c’était entièrement sans intérêt, d’ailleurs, puisque c’était simplement mon vécu quotidien. Puis il y a eu un moment où Ashok m’a échappé. C’était le moment où Priya le force un peu à aller voir ses parents pour la deuxième fois et là, il prend le volant de la voiture d’un ami. Il a peur, il se sauve… Ce n’était pas autobiographique. Là, j’ai senti que c’était le moment où je partais dans l’imaginaire. Il fallait quelque chose à Ashok et que j’invente une histoire.

Comment le faire ? Il faut travailler du ciboulot. Il y a quelque chose qui m’intéresse beaucoup. C’est ce que Hitchcock appelle les « MacGuffin ». Qu’est-ce qu’un « MacGuffin » ? Hitchcock l’explique en racontant l’histoire suivante : un jour, un Anglais prend le train pour se rendre à Édimbourg. En face de lui s’assied un Écossais, avec un paquet assez biscornu ; un paquet avec des arêtes, des creux et des bosses, qui ne ressemble à rien de connu. Après quelques kilomètres, l’Anglais qui ne peut plus retenir sa curiosité lui demande : « Excuse me, sir, would you mind telling me what is in this package ? ». L’Écossais répond : « Why, Sirrrrrr, this is what we call a MacGuffin ». L’Anglais, très perplexe, dit : « And pray, sir, would you mind telling me what is a MacGuffin ». L’Écossais lui répond : « Why Sirrrrr, a MacGuffin is an apparatus for trapping lions in the Scottish Highlands ». L’Anglais, de plus en plus perplexe, demande de nouveau : « But, sir, there are no lions in the Scottish Highlands ». L’Écossais, un peu déconcerté, réfléchit un moment et lui dit : « Well, in that case, Sirrr, that is no McGuffin ». Donc, on ne sait pas ce qu’est un « MacGuffin ». Mais ça a permis d’amorcer le dialogue entre l’Anglais et l’Écossais. C’est un « truc ». Évidemment, on ne peut pas inventer n’importe quoi. Il faut que ça cadre avec la cohérence du personnage et du milieu. Il s’agit d’inventer un « petit truc » pour faire bouger le personnage, pour essayer de l’amener à bon port.

Dans le cas de l’histoire de Sanjay, c’était un « truc » rocambolesque. J’avais écrit l’histoire de Sanjay. Je savais qu’il y avait une sorte de vagabond un peu mystique. Je savais qu’il était un peu amoureux de Roshni, qui était la fille brillante et très posée, très réaliste qui, elle, avait des ambitions très « comme il faut » ; puis je me disais qu’il fallait que cette histoire se termine au Tibet, au pied du Mont Kaïlash, peut-être parce que j’avais vu le film Sept ans au Tibet…

Il fallait donc trouver une astuce. C’était Frau Beate, qui arrive à Maurice et qui adopte Sanjay, pour qu’il parte en Allemagne. De là, il se retrouverait au Tibet. Je savais qu’il fallait qu’il y ait une sorte de pèlerinage à travers le monde avant d’arriver au Tibet, au pied du Mont Kaïlash.

Dans le cas de Made in Mauritius, c’était l’errance, c’était le vagabondage. Vous savez, quand j’ai écrit le moment où il y a le campement des Dowlutwalla : j’ai d’abord décrit Laval et Ayesha qui jouaient à la poupée. Je ne savais pas ce qu’il y aurait ensuite. Puis le père arrive. Je me suis demandé ce qui pourrait se passer. Le père annonce que ses cousins venus d’Angleterre organisent une grande fête dans un campement, propose avec enthousiasme d’y aller. Ça a, tout à coup, débouché sur ce grand voyage, au cours duquel les personnages traversent l’île en autobus. Donc, parfois, ça arrive au détour de la plume. On a une idée, à peu près, de ce qui va se passer ; et parfois, on a simplement des personnages, on se dit « ils sont intéressants, faisons-les parler, quelque chose en sortira », voilà.

L’Insularité

L’Insularité, c’est quelque chose que j’ai vécu longtemps comme une prison, comme une fatalité, parce que j’ai pris l’avion pour la première fois à l’âge de vingt-sept ans et que, passer vingt-sept ans dans la même petite île, ce n’était pas très agréable – vers la fin, j’avais vraiment envie de me sauver –, surtout quand vous voyez vos amis partir faire des études à l’étranger.

Quand je suis parti, c’était vers un Ailleurs lointain : c’était dans des pays comme la Chine et l’Allemagne, donc ça m’a donné l’impression que je venais d’un lieu qui était très loin et très petit, très reculé dans le monde. Ce n’est que récemment, quand je suis venu à Madagascar, que j’ai découvert l’Ailleurs proche, c’est-à-dire un Ailleurs avec lequel on a quand même un lien, un lien « indocéanique ». Et ça, je ne dirai pas que, quelque part, ça brise l’insularité, mais que ça l’adoucit par le sentiment de l’archipel. L’île, en elle-même, c’est quelque chose de trop pesant pour l’homme. Il lui faut un Ailleurs, il lui faut des connexions.

Justement, sur ce plan-là, quelque chose qui me réjouit : c’est que, ces dernières années, je constate que de plus en plus, les liens du travail et de la vie se resserrent entre non seulement les îles de l’océan Indien, mais aussi les rivages, les pays riverains. Il est de plus en plus probable que les Mauriciens de demain qui chercheront du travail à l’étranger le feront à Madagascar, à Dubaï, à Singapour, à Hong-kong, à Mumbai, à Durban, à Maputo aussi : dans des pays riverains, donc. Peut-être qu’on retrouvera un peu cet océan Indien de l’époque des Arabes, par exemple, où il y avait tous ces liens très forts ? Je ne dis pas qu’il faut abolir ce vieux lien qui nous lie à l’Europe, mais ce lien entre pays de l’océan Indien, ça nous réconforte, quelque part, au niveau historique, au niveau de notre passé.


Amal Sewtohul

Amal Sewtohul, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Antananarivo (2013). 19 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 30 septembre 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2013-2018.)
Entretien réalisé par Magali Nirina Marson.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 30 septembre 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020