Alvaro de Mendaña (1542-1595), un explorateur du Pacifique sud au destin tragique

par Annie Baert

Alvaro de Mendaña cliché © Musée Naval de Madrid

Alvaro de Mendaña
cliché © Musée Naval de Madrid

Né en Espagne, à Congosto (au nord-ouest de la province du León), sans doute en 1542, dans une des familles les plus représentatives de la petite noblesse locale, établie depuis le XVème siècle. En 1563, lorsqu’il quitta l’Europe pour la première fois, il avait 21 ans, et les registres de la Casa de Contratación [1] le décrivent comme un «homme jeune, plutôt blond», dont «la barbe commence à pousser», et qui a «des taches de rousseur sur les mains». Il partait au Pérou, en compagnie de son oncle, Don Lope García de Castro, membre du Conseil des Indes, récemment nommé président du Tribunal de Lima, et sous la protection de qui il se consacra d’abord à des activités commerciales et juridiques.

Ce n’était donc pas un aventurier, au sens où l’on présente souvent les explorateurs comme des gens qui, n’ayant rien à perdre, fuient la misère en prenant la mer. Pourtant, sa vie ne fut qu’une suite d’événements extraordinaires, dont le dernier fut sa triste mort dans l’île de Santa Cruz, en 1595. Ce n’était d’ailleurs pas non plus un marin, mais il avait dirigé deux formidables expéditions à travers le Pacifique sud, et découvert deux archipels aux noms fabuleux, les îles Salomon et les Marquises.

Le contexte

Après la découverte de la route à suivre pour revenir des rives ouest du Pacifique vers le Nouveau Continent, dite «tornaviaje», par Alonso de Arellano et Andrés de Urdaneta, en 1565, la Mer du Sud était ouverte aux navigateurs espagnols. Le vice-royaume de la Nouvelle-Espagne (le Mexique), d’où était partie cette expédition, sur l’ordre de Philippe II, concentra tous ses efforts à la nouvelle ligne commerciale qui, dès lors, et pour deux siècles et demi, relia régulièrement Acapulco et Manille.

À la même époque, Madrid chargea les autorités de son autre territoire américain, le Pérou, de procéder à des explorations systématiques, tant à terre qu’en mer, «si on entendait parler de la possibilité de nouvelles découvertes». Cette directive royale coïncida avec la diffusion à Lima de rumeurs selon lesquelles il y avait, dans l’ouest, de riches îles, «appelées Salomon, dont le souverain portait une sorte de collier en or, se déplaçait sur une chaise en or, mangeait dans de la vaisselle en or, adorait une idole en or à qui on offrait beaucoup d’or et des pierres bleues, rouges et blanches: [on y trouvait aussi] des émeraudes et les pirogues étaient ceintes d’or [2] » qui ne pouvaient être que celles-là mêmes où, selon la Bible, le roi Salomon était allé emplir ses vaisseaux.

Le poste de vice-roi étant vacant – le dernier en titre, Don Diego López de Zúñiga y Velasco, était décédé dans de troubles circonstances en 1564, peut-être assassiné par un mari jaloux, et son successeur n’arriva à Lima qu’en 1568 – c’est le président du Tribunal qui procéda à l’exécution de ces directives. Afin de s’assurer que le chef de l’expédition ne profiterait pas des circonstances pour se tailler une petit royaume personnel aux frais de la Couronne, il en confia la direction à la personne en qui il pouvait avoir une confiance totale, son propre neveu. Que celui-ci ne fût pas un homme de mer n’avait pas d’importance, puisque les questions nautiques seraient à la charge d’un spécialiste, le chef-pilote.

Le premier voyage de Mendaña: les îles Salomon

Mendaña avait donc environ 25 ans quand il se retrouva à la tête de deux navires, Los Tres Reyes («Les trois Rois [Mages]», patrons de Lima: ce nom fut choisi parce que «l’étoile qui les avait guidés lui montrerait son chemin») et Todos los Santos («Tous les Saints»), achetés par le Trésor Royal, qui emportaient environ 160 hommes, soldats et marins (espagnols, indiens, métis et mulâtres), une vingtaine d’esclaves noirs, quatre religieux franciscains et trois «écrivains-greffiers», dont un fonctionnaire, inspecteur de la Couronne, Gómez Hernández Catoira, à qui on doit un récit très détaillé du voyage. Nous en avons d’autres encore: outres ceux de Mendaña, nous disposons de documents rédigés par le chef-pilote, Hernán Gallego, ou par Pedro Sarmiento de Gamboa, un personnage controversé et fascinant, qui revendiqua l’initiative de l’expédition, au cours de laquelle il n’eut pourtant que le titre de «cosmographe».

Les buts assignés aux navigateurs étaient multiples: explorer et découvrir, dessiner les cartes, s’informer des ressources et des coutumes des indigènes et, éventuellement, laisser sur place un ou deux religieux ou, au moins, étudier les modalités d’une future évangélisation. Les instructions royales comportaient aussi des interdictions, comme celle d’entreprendre toute guerre de conquête, ou de s’emparer des biens des îliens contre leur volonté.

Mendaña leva l’ancre de Callao, le port de Lima, le 19 novembre 1567, cap à l’ouest. L’horizon resta désert pendant presque deux mois et, le 15 janvier suivant, il aperçut l’île de Nui, aujourd’hui dans l’État des Tuvalu; bien que, curieusement, son nom signifie «grande», il la trouva si petite (c’est une étroite bande de terre en forme de croissant, qui fait 16 km de long) qu’il continua son chemin sans s’y arrêter et, le 7 février 1568, arriva devant la première des Salomon, qui porte encore le nom qu’il lui donna, Santa Isabel, que l’on fêtait le jour de son appareillage.

Il resta six mois dans cet archipel, l’explorant consciencieusement et systématiquement à l’aide d’un petit bateau, baptisé Santiago (Saint Jacques, patron de l’Espagne), construit sur place avec des matériaux apportés du Pérou, découvrit et nomma une vingtaine d’îles, dont on retrouve certaines, aux noms symboliques, sur les cartes modernes: Guadalcanal (ainsi appelée en souvenir d’un petit village d’Andalousie où il y avait autrefois des mines d’or et d’argent et d’où était originaire Pedro de Ortega Valencia, le chef des soldats), Florida («l’île fleurie»), San Jorge (Saint Georges, que l’on fêtait le lendemain de sa découverte) ou San Cristóbal (Saint Christophe, dont le nom signifie «celui qui porta le Christ»).

     Là, il apprit des rudiments de la langue indigène (ou plutôt de l’une des 111 langues, pour la plupart mélanésiennes, des Salomon [3] ), ce qui lui permit de communiquer quelque peu avec ses interlocuteurs. Rapportant à Philippe II une conversation qu’il eut avec Bile Banharra, un chef de Santa Isabel, il écrivit: «Je lui fis comprendre que j’étais sujet de Votre Majesté et que j’étais venu dans son pays sur votre ordre, pour le rencontrer lui et les autres « tauriquis », et pour les amener à la connaissance de Dieu et de notre sainte Foi Catholique. Il écouta tout cela avec attention, puis me demanda où était le roi de Castille…». On peut ainsi relever dans les récits de l’expédition une quarantaine de mots relatifs à la société, au monde, à l’individu et la famille, à la guerre ou à l’alimentation, transcrits sans trop de difficultés et assez faciles à identifier. Dans cet extrait de son récit adressé au roi, Mendaña en emploie un, tauriqui, auquel il ajoute même la marque espagnole du pluriel, mais qu’il ne traduit pas, considérant que le contexte permet de comprendre qu’il désigne un chef.

Les rapports avec les Salomonais furent ambigus. Certains d’entre eux manifestèrent leur volonté d’amitié en procédant au traditionnel échange de noms, comme Bile Banharra qui, «pour ne pas l’oublier, ne cessait de répéter « Mendaña, Mendaña »», selon Catoira. Mendaña rapporte que les femmes étaient belles, «davantage que les Indiennes du Pérou, mais [qu’]elles avaient les dents noires» [parce qu’elles mâchaient du bétel], ce pourquoi ses compagnons refusaient celles qu’on leur offrait, ou qui s’offraient à eux, au point de provoquer chez leurs hôtes stupeur et interrogation: «ils devaient penser que nous n’étions pas des hommes, […] ils ne savaient que penser de nous», écrivirent ses compagnons. Il avait emporté des articles de pacotille (Philippe II recommandait «ciseaux, peignes, couteaux, haches, hameçons, miroirs, verroterie»), mais le troc ne donna pas toujours les résultats escomptés par les navigateurs à court de vivres, qui se sentirent fréquemment humiliés: «ils se mirent à se moquer de nous parce que nous leur demandions à manger», peut-on lire à plusieurs reprises.

Les instructions royales lui enjoignant de revenir au Pérou dès qu’il aurait «dépensé la moitié de ses provisions», il reprit le chemin de l’Amérique le 11 août, toucha les côtes du Mexique à la mi-janvier 1569 et jeta enfin l’ancre à Callao le 22 juillet suivant: l’expédition avait duré 22 mois, et avait coûté la vie à 35 hommes.

Mais en août 1568, la découverte du tornaviaje n’était pas encore une évidence pour tout le monde, et le choix de la route du retour fut difficile: Mendaña fit d’abord mettre le cap à l’est-sud-est, perdant plusieurs degrés en latitude, puis se rendit aux arguments de son chef-pilote, sans doute mieux informé, et se dirigea «vers le nord, de façon à traverser cet océan le plus vite possible», ce qui est quand même tout relatif: si, à l’aller, de Callao à Santa Isabel, les navires avaient marché à 3,5 nœuds (6,4 km/h), le retour de San Cristóbal au Mexique prit presque cinq mois, à la désespérante moyenne (sur la carte) de 1,6 nœuds, soit ± 3 km/h, au cours desquels le scorbut causa la mort de onze hommes. Auparavant, aux Salomon, onze autres Espagnols avaient été victimes de «fièvres tropicales» (malaria, fièvre jaune) et douze avaient péri dans des heurts avec les indigènes, dont dix furent attaqués et, dit-on, mangés, lors de la corvée d’eau à Guadalcanal du 27 mai 1568: on les retrouva «en morceaux, certains sans jambes, d’autres sans bras, d’autres encore sans tête; tous avaient la langue coupée, et on leur avait arraché les dents. Ceux qui n’avaient pas été décapités avaient le crâne ouvert, et on leur avait mangé la cervelle…», rapporta, épouvanté, un de leurs compagnons. Il ressort des différents témoignages que les nombreuses escarmouches et les inévitables représailles firent environ 80 morts chez les indigènes.

Malgré des contacts parfois un peu rudes, et bien que personne n’ait rapporté la moindre pépite des îles Salomon, Mendaña fut séduit par leur beauté et par leurs richesses potentielles, au point qu’il conçut l’idée d’y retourner et d’y établir une colonie espagnole. Ce n’était pas la seule soif de richesses qui le poussait – il possédait des biens en Espagne et au Pérou. Il était aussi habité par le désir de découvrir et de conquérir, de nouvelles âmes, de nouvelles terres, de nouvelles connaissances scientifiques, le tout étant à cette époque indistinctement mêlé.

Il devait pour cela obtenir une autorisation officielle et dut donc aller à Madrid: c’est alors que commença pour lui une longue période, qui dura 25 ans, faite d’attentes, de revers, d’injustices et de faux espoirs, avant qu’il pût reprendre enfin la route des îles de la mer du Sud.

Une longue attente

La première difficulté vint de Sarmiento, à qui il s’était heurté à plusieurs reprises au cours du voyage, qui avait le même goût pour l’aventure, et qui n’écartait pas de prendre la tête d’une nouvelle exploration maritime. Il l’accusa même de tentative d’homicide, ce qui était tout à fait excessif car l’événement auquel il fit allusion était fort banal en mer: les navires s’étaient retrouvés un beau matin hors de vue l’un de l’autre, mais Sarmiento prétendit que Mendaña avait voulu abandonner ses compagnons au milieu des solitudes océanes «afin d’éviter que le roi ne fût mis au courant de ses négligences».

Le nouveau vice-roi, Francisco de Toledo (en poste de 1568 à 1580), lui prêta une oreille attentive et se montra peu favorable aux projets de Mendaña, déguisant son hostilité sous le prétexte qu’il s’agissait d’une affaire qui dépassait les compétences locales et qui devait donc être traitée directement en Espagne. Mais il écrivit à Philippe II qu’il s’agissait d’un «charlatan [qui colportait] des mensonges et des fadaises.»

Mendaña se rendit à Madrid en 1571, assista peut-être à la mort de sa mère en 1573, vendit une partie de son héritage et, en 1574, signa avec la Couronne une sorte de «contrat»: en échange du titre de «marquis de la Mer du Sud» et de l’autorisation royale d’installer une ville espagnole aux Salomon, il devait prendre à sa charge tous les frais de l’expédition et même verser une caution de 10 000 ducats. Il entreprit sans tarder de recruter des volontaires, malgré les barrières que lui opposèrent, pour des raisons inconnues, certaines autorités locales de Castille et, en 1576, repartit vers le Pérou, en compagnie de quelques candidats à l’aventure salomonaise, dont certains vétérans du premier voyage.

Alors qu’il aurait dû n’y faire qu’une simple escale sur le chemin de Lima, il resta trois ans à Panama, subissant de graves démêlés avec Loarte, le président du tribunal et «l’ennemi du licencié Castro» (son oncle, alors décédé depuis un an), qui voulut lui «ôter la vie et l’honneur», sous un prétexte fallacieux. Il fut détenu d’abord «dans la prison publique», puis dans un «cachot avec les Noirs», sans que lui fût notifiée aucune charge. Pendant sa détention, Loarte fit partir le bateau qu’il venait d’acquérir, renvoya les hommes qu’il avait réunis pour les Salomon, et découragea tous ceux qui se présentèrent. Un des juges, effrayé par les conséquences possibles de cet abus de pouvoir, l’autorisa finalement à embarquer pour le Pérou, «sans même une chemise de rechange».

Il s’y était fait précéder du capitaine Francisco de Vargas, chargé de rassembler de nouveaux volontaires: Toledo en réquisitionna la majeure partie et les envoya lutter contre des corsaires anglais qui avaient fait irruption dans la province d’Acla, et dispersa les autres.

Mendana se remit à recruter, mais une deuxième attaque de corsaire eut lieu le 9 février 1579 au soir: l’audacieux Francis Drake, sur son Golden Hind, attaqua les navires à l’ancre dans le port de Callao, puis il y resta encalminé jusqu’au lendemain matin, étant ainsi à la merci d’hommes déterminés embarqués sur une simple chaloupe. Mais Toledo décida la poursuite trop tard, alors que le vent, enfin levé, éloignait irrémédiablement l’Anglais, et fit arrêter Mendaña et 150 de ses hommes lorsqu’ils revinrent à terre. Libéré au bout de trois mois, il se retrouva, encore une fois, sans personne.

La difficulté à recruter des candidats pour les Salomon tenait en particulier à ce que tous, au Pérou, connaissaient l’hostilité de Toledo: c’est pourquoi personne ne croyait que ce voyage pourrait se faire tant qu’il n’y aurait pas de changement à la tête du vice-royaume, et ceux qui se présentaient y renonçaient tout aussitôt.

L’animosité de Toledo se poursuivit sous le vice-roi suivant, Don Martín Enríquez de Almansa (1580-1583), sous divers prétextes d’utilité publique. En février 1582, Mendaña avait, de nouveau, une liste d’environ 60 ou 70 volontaires, qu’il logea et nourrit chez lui. Mais ils furent réquisitionnés pour escorter les galions qui transportaient l’argent de Potosi jusqu’à Panama, et Mendaña fut encore arrêté pendant plus d’un mois.

Parallèlement, l’idée que la colonisation des îles de la Mer du Sud serait bénéfique pour l’Espagne faisait son chemin. En mars 1582, le président du tribunal de Charcas écrivait au roi que les corsaires, qui étaient déjà passés une fois par le détroit de Magellan, pourraient venir également de l’ouest: il fallait donc occuper les îles, qui seraient en quelque sorte les avant-postes de la résistance du Pérou à ce terrible danger.

Après la mort d’Enríquez, en mars 1583, Mendaña reprit le recrutement, signant des contrats sans prendre aucun risque financier: les soldats seraient faits hidalgos, et les hommes qui apporteraient leurs biens, sonnants et trébuchants, à l’expédition, auraient le titre de capitaine, d’enseigne ou de sergent, ce qui ne coûtait rien à personne mais représentait sans doute un attrait suffisant aux yeux des intéressés.

Le nouveau vice-roi, comte del Villar (1584-1588), se montra légèrement plus favorable à Mendaña, mais l’attention générale fut de nouveau détournée par différents fléaux qui s’abattirent sur le pays. Un tremblement de terre, qui eut lieu au début du mois de juillet 1586, et dont les répliques durèrent 40 jours, rasa pratiquement toute la région de Lima et de Callao, où «il n’y avait maison ni église qui ne fût en ruines». L’année suivante, 1587, vit l’arrivée de la peste, qui causa de nombreuses morts, tant parmi les Indiens que chez les Espagnols, et l’irruption d’un autre corsaire, Thomas Cavendish, qui fit des ravages sur la côte pacifique de l’Amérique espagnole de janvier à novembre, malgré les précautions ordonnées par le vice-roi. À la demande de celui-ci, Mendaña rédigea un rapport sur les moyens de protéger les galions qui venaient de Panama à Lima, où on découvre cette fois un vrai marin et un vrai stratège, qui connaît les vents dominants au Pérou, qui a parcouru toute la côte sur un brigantin, qui a pénétré dans toutes les criques, qui sait exactement dans quelles baies pourraient se cacher les Anglais et comment faire pour s’en garder.

C’est le successeur de Villar, Don García Hurtado de Mendoza (1588-1595), qui apporta finalement une aide décisive à Mendaña. Il consacra les premières années de son mandat à mettre de l’ordre dans le pays, qui en avait bien besoin. Par exemple, il nomma Mendaña inspecteur de la flotte royale, fonction qu’il remplit pendant plus de deux ans. Quand les choses semblaient un peu calmées, en 1594, le corsaire Richard Hawkins s’empara de la cargaison de cinq navires dans le port de Valparaiso. Hurtado de Mendoza le fit poursuivre jusqu’à Panama, où il fut fait prisonnier. Puis il put enfin accorder son attention aux projets de Mendaña. Également poussé par la nécessité de faire partir du Pérou de nombreux oisifs, fauteurs de troubles, il voyait dans cette expédition l’occasion de s’en débarrasser à moindres frais que s’il les avait renvoyés en Espagne. Mais il semblait, en même temps, sincèrement séduit par les descriptions que Mendaña avait dû lui faire des îles Salomon: «Il les a vues et parcourues, il dit que certaines font plus de 300 lieues […] et c’est pourquoi il y emmène son épouse», écrivait-il en avril 1594. De même, les futurs colons qui étaient disposés à embarquer avec lui pour s’établir aux Salomon disaient publiquement que ce serait «une bonne expédition». Ils étaient environ 430, qui avaient vendu leurs biens pour financer leur voyage, et qui emmenaient femmes, enfants, grand-mères et personnel de service.

Hurtado de Mendoza lui adjugea un galion de la couronne pour 8 000 pesos «à condition qu’il l’utilise pour le dit voyage», précisant qu’il serait remplacé dans la flotte royale par le navire pris à Hawkins. Il manquait encore à Mendaña des équipements «qu’on ne pouvait pas acheter au Pérou»: des arquebuses, de l’artillerie, de la poudre, du plomb, des mèches, et des barils pour l’eau douce. Malgré l’opposition du trésorier et de l’inspecteur du Trésor, le vice-roi décida de lui attribuer une partie de ce qui avait été saisi sur le bateau du corsaire, à la condition qu’il restituerait à la Couronne les matériels qu’il n’utiliserait pas,décision approuvée a posteriori par Philippe II. Sans cet appui, il est probable que Mendaña aurait encore dû ajourner son départ.

Il leva enfin l’ancre en fin d’après-midi, le 9 avril 1595. Comme beaucoup de ses compagnons, Mendaña partait avec son épouse, Doña Isabel Barreto. Mais on touche ici à un volet un peu flou de son histoire.

En mai 1572, à Madrid, il avait affirmé qu’il était «marié au Pérou avec la fille d’un conquistador»: il semble avoir anticipé sur des événements qui ne se réalisèrent pas puisqu’en septembre de l’année suivante, il déclara que «ce mariage ne s’était pas fait et [que sa promise] venait de se marier». Peut-être eut-il par ailleurs des relations avec une jeune couturière madrilène, Andrea de Cervantes, la propre sœur du célèbre auteur de Don Quichotte car celle-ci, en 1609, peu de temps avant sa mort, alors qu’elle intégrait le Tiers Ordre des Franciscains, se présenta comme «la veuve du général Alvaro de Mendaña». Après un mariage qui ne s’est pas fait, puis un autre dont il n’a lui-même jamais parlé, et qui n’est pas prouvé, une chose est sûre, c’est qu’en 1586, il épousa Doña Isabel Barreto. Elle était la fille de nobles péruviens: son père, Nuño Rodríguez Barreto, était un des premiers conquistadores et un des premiers résidents de Lima; sa mère, Mariana de Castro, était une parente de la vice-reine Doña Teresa de Castro, à la suite de laquelle appartint plus tard la jeune Isabel, comme dame de compagnie.

Le deuxième voyage de Mendaña

     Mendaña était à la tête d’une flotte de quatre navires, dont deux lui appartenaient – les deux naos, la capitane et le navire-amiral, nommées San Jerónimo et Santa Isabel –, tandis que les deux autres, la galiote San Felipe et la frégate Santa Catalina [4], étaient la propriété de leurs capitaines respectifs, Felipe Corzo et Alonso de Leyva, futurs colons des îles Salomon, qui partaient eux aussi avec femme et enfants. Il avait la responsabilité de toute la flotte, mais déléguait les questions militaires à son maître de camp, Pedro Merino Manrique, et l’aspect purement nautique à son chef-pilote, Pedro Fernández de Quirós.

Par manque de vent, les bateaux ne quittèrent Callao que le lendemain matin, samedi 10 avril, cap au nord, en direction des autres ports de la côte péruvienne, où il voulait parachever son ravitaillement et le recrutement de volontaires. De Cherrepe, le 2 juin 1595, il adressa au roi une dernière lettre, qui nous renseigne sur son état d’esprit: il rappelait que cela faisait vingt ans qu’il était revenu au Pérou pour organiser l’expédition des Salomon et qu’il n’avait cessé d’y travailler, mais que tous les vice-rois s’y étaient opposés, «sans doute pour de bonnes raisons». Pas d’amertume donc, dans ses propos: il ne parlait même pas de ses différents séjours en prison, mais concluait sur sa reconnaissance envers le vice-roi et sur son espoir de réussite: «J’espère que, grâce à Dieu, [ce voyage] sera un succès et qu’il bénéficiera à la conversion des indigènes de ces îles et au service de Votre Majesté». Conformément au «contrat» passé avec la Couronne, il avait fait suivre sa signature de son titre, «adelantado [5] des îles», au parfum exotique et moyenâgeux, où les Salomon semblent être «les îles» par antonomase.

Dans ce courrier, il passa sous silence un grave incident, que l’on connaît grâce au récit de Quirós (qui est d’ailleurs la seule source que nous ayons sur le voyage de 1595), et qui augurait bien mal du voyage. Séduits par les qualités d’une nao ancrée là, les officiers du navire-amiral tentèrent de persuader Mendaña de l’échanger contre le leur, qu’ils trouvaient «vieux et fort mal équipé». L’adelantado leur ayant opposé une fin de non-recevoir, «ils firent secrètement sept trous dans la coque» de la Santa Isabel, de sorte que les soldats et le pilote «déclarèrent qu’ils refusaient d’embarquer sur un bateau en si mauvais état, […] qui ne convenait pas à un voyage aussi long et aussi risqué». Et Mendaña s’inclina, «face à la détermination générale, et contraint par les circonstances», malgré «les requêtes et les plaintes» que lui présenta un prêtre, propriétaire de la moitié du navire, qui «criait bien fort qu’il supplierait Notre Seigneur de ne pas permettre que le navire arrivât jamais à bon port». L’adelantado le dédommagea et, «quant à la part des autres propriétaires, il s’engagea à la verser sous deux ans, ou même plus tôt s’ils revenaient avant ce terme des îles Salomon». Quirós conclut cette anecdote en disant que Mendaña «regrettait amèrement la situation, et menaçait ceux qu’il soupçonnait de l’y avoir précipité de se venger quelque jour».

Il s’agit là d’un épisode exemplaire qui révèle l’atmosphère qui régnait au sein de la flotte dès avant l’appareillage définitif, faite de peur – bien compréhensible – et d’indiscipline, et qui illustre tristement ce qui pourrait apparaître comme la faiblesse de caractère de Mendaña et qui n’est peut-être qu’habileté et faculté d’adaptation. En effet, que faire «face à la détermination générale»? Refuser de s’emparer du bateau et renvoyer les coupables revenait à embarquer sur un navire rendu inutilisable et dangereux, à se priver d’hommes qu’il avait eu tant de mal à recruter, ou à retarder encore son voyage, après 25 ans de lutte. On comprend que Quirós écrivît que son commandant avait été «contraint par les circonstances». Mais l’aventure était mal partie.

Après Cherrepe, la flotte fit une dernière escale à Paita, où fut établi le rôle d’équipage (il s’agit cependant d’une liste incomplète, car elle ne comporte que 355 noms, quand par divers recoupements on peut considérer que la flotte emportait environ 430 personnes) puis, le 16 juin, leva enfin l’ancre pour les Salomon.

Commença alors une traversée de cinq semaines, qui ne fut marquée par aucun événement particulier, à part l’étonnante célébration de «quinze mariages», sans que l’on sache rien d’autre des jeunes mariés. Quirós se contente de la résumer en une phrase: «Chacun se félicita d’avoir joui d’une traversée courte, d’un vent favorable, d’une bonne nourriture et de ce que tous étaient en paix, en bonne santé et de bonne humeur», qui évoque effectivement tout ce qui caractérise une bonne navigation.

Première escale: les îles Marquises

la baie de Vaitahu

la baie de Vaitahu

Lorsque le 21 juillet, en fin d’après-midi, il aperçut une île haute à l’horizon, Mendaña se crut arrivé à destination et fit chanter un Te Deum, pour «remercier Dieu de leur avoir fait la grâce de cette terre» mais, le lendemain, quand les navires se furent approchés de la côte, «il ne la reconnut pas: très déçu, il déclara que ce n’était pas une des îles qu’il cherchait et qu’il s’agissait d’une nouvelle découverte»: il la baptisa Santa Magdalena, selon le calendrier catholique, et donna à l’archipel le nom de «Marquesas de Mendoza», «voulant ainsi montrer sa gratitude pour l’aide que [le vice-roi] lui avait donnée». La confusion peut s’expliquer par la grande ressemblance qu’offrent les Marquises et les Salomon, vues du large, et par leur situation sur le même degré de latitude. Mais, selon le chef-pilote, il n’avait parcouru que 3400 milles nautiques (en réalité, il en avait fait 3600) en 35 jours, alors que, 25 ans plus tôt, il avait dû naviguer pendant plus de deux mois sur une distance estimée par Hernán Gallego à 6000 milles avant d’atteindre Santa Isabel (qui se trouve en fait à plus de 7000 milles de Callao): il y a là une grave incompatibilité qui aurait dû lui éviter la méprise – et la déception: sans doute faut-il y voir l’effet de son impatience.

Dès lors, il ne pouvait être question de s’y arrêter longtemps, et les Marquises ne devaient être qu’une escale sur la route des Salomon. Il fallait cependant profiter de l’occasion pour refaire des provisions d’eau douce et de vivres frais, et donc trouver un mouillage sûr, ce qui prit une semaine, et l’ancre ne fut jetée que le 27 juillet, à Tahuata (baptisée Santa Cristina, parce qu’elle avait été vue le 24, jour de la Sainte Christine). L’impatience évoquée plus haut se poursuivit, alimentée par des contrariétés diverses – s’il voulait entrer dans une baie, le vent était contraire; s’il naviguait à l’abri d’une côte, la houle le malmenait; s’il trouvait un endroit favorable, le fond était fait de «corail coupant» et, pour couronner le tout, les hommes commençaient à «se plaindre de leurs souffrances», qu’il faut sans doute interpréter plutôt comme de la lassitude, car leurs conditions de vie étaient encore acceptables, – de sorte qu’il fut sur le point de renoncer et de continuer son chemin vers les Salomon. Quirós raconte que c’est lui qui l’en dissuada, aidé en cela par la découverte providentielle de la baie de Vaitahu.

Côte marquisienne

Côte marquisienne

Mendaña y resta donc huit jours. «Il descendit à terre avec son épouse et la plupart des gens, pour entendre la première messe», car on n’en disait pas en mer, puis regagna son navire et, semble-t-il, ne le quitta plus, laissant la responsabilité des événements à son maître de camp: il eut sans doute tort, car Merino, vétéran de la guerre des Flandres, avait montré dès avant le départ de Callao son caractère violent, cruel et agressif – il déplut d’ailleurs tellement à Quirós que celui-ci se refusa même à citer son nom dans son récit. C’est ainsi que lorsque les choses s’envenimèrent entre Marquisiens et Espagnols, soit il n’en fut pas informé, soit il décida de ne pas intervenir. Toujours est-il que se produisirent différents heurts, pour plusieurs raisons, dont la principale fut la peur que les soldats éprouvèrent devant la supériorité numérique des indigènes, comme le révèle cette anecdote: «… le maître de camp et deux soldats [partirent en chaloupe]. Beaucoup d’Indiens, s’approchant sur leurs canoës, les encerclèrent et, pour garantir leur sécurité, nos hommes en tuèrent quelques uns». Cette peur, que les Marquisiens ne semblaient pas éprouver le moins du monde face à eux, ils voulurent la leur inspirer par des actes délibérément effrayants, comme lorsque les corps de trois victimes des arquebuses furent tailladés à l’épée et exposés sur le rivage. Bien que selon Quirós, cette escale ait causé la mort de «200 Indiens», si on reprend le détail des différentes escarmouches, on peut estimer le bilan réel entre 25 et 70 morts marquisiens. L’énormité du chiffre avancé par le chef-pilote s’explique par son désir de se présenter aux yeux du roi comme quelqu’un qui saurait diriger une expédition bien mieux que ne l’avait fait Mendaña, à qui il reprocha clairement d’avoir autorisé «des actes aussi laids», ou du moins de ne pas les avoir punis. Tout ne fut cependant pas aussi sombre, et Quirós raconte aussi que des Marquisiennes vinrent s’offrir aux Espagnols, dont «les mains se régalèrent», ou que les hommes du village «bavardaient avec [les Espagnols]: ils se demandaient mutuellement, par signes, comment se disaient le ciel, la terre, la mer, le soleil […] puis s’en allaient en s’appelant « amis, camarades »».

Avant de quitter les Marquises, Mendaña fit «ériger trois croix dans trois endroits différents, en plus de celle qui avait été sculptée sur un arbre avec indication du jour et de l’année»: elles n’ont évidemment jamais été retrouvées, soit que leur bois ait pourri avec le temps, soit, ce qui est plus probable, que les Marquisiens les aient détruites.

Et le 5 août 1595, la petite flotte leva l’ancre pour ce qui devait être la dernière étape du voyage – et qui le fut, effectivement, mais pour des raisons bien différentes.

La dernière escale de Mendaña

Il restait encore environ 3500 milles à parcourir, il n’était qu’à la moitié du chemin, mais il ne le savait pas, ou «avait oublié en quel endroit il avait trouvé» les Salomon, comme lui reprochèrent ses hommes un peu plus tard – il l’avait pourtant écrit lui-même à son oncle et à Philippe II. Toujours est-il que le 20 août, deux semaines après avoir quitté les Marquises, on vit une petite île des Cook du Nord, Puka Puka, baptisée selon le saint du jour, San Bernardo, puis le 29, Niulakita, dans les Tuvalu, appelée Solitaria, ce qui traduit sans doute autant l’isolement de cet atoll que la sensation qu’éprouvaient les navigateurs. En effet le temps passait, l’eau douce, les vivres et le bois pour les fourneaux de la cuisine diminuaient, et «les marins commençaient à manquer de patience [et] se plaignaient, ouvertement ou en secret»; certains hommes «déclaraient que les îles Salomon s’étaient enfuies […] ou que la mer avait tant monté qu’elle les avait recouvertes et qu’on était passés au-dessus d’elles», allant jusqu’à dire: «Si nous continuons ainsi, nous arriverons en Grande Tartarie». L’atmosphèreà bord était donc détestable, voire dangereuse: Mendaña fit «tout ce qu’il put, et même plus encore, pour que règne la paix entre tous ses hommes, en donnant l’exemple» par des prières publiques, des cérémonies solennelles «au son des instruments guerriers» ou l’entraînement quotidien des soldats, et «participant en personne aux travaux [et aux] manœuvres».

Le 7 septembre, tard dans la soirée, eurent lieu deux événements importants. Le premier, accueilli «avec la joie habituelle», fut la découverte d’une nouvelle terre, Santa Cruz; l’autre, plus dramatique, fut la disparition de la Santa Isabel, le navire-amiral, qui portait 182 personnes à son bord, et qui, on s’en souvient, avait été maudit à Cherrepe. Le lendemain matin, Mendaña se crut de nouveau arrivé à destination, «s’adressa [à quelques indigènes] dans la langue qu’il avait apprise à son premier voyage, mais ils ne le comprirent pas plus qu’il ne les comprit lui-même». Pensant que le navire-amiral pouvait être encalminé sous le vent de l’île voisine de Tinakula, il donna l’ordre à la frégate de partir à sa recherche, mais elle revint bredouille. Il fit jeter l’ancre dans la baie Graciosa, pour que les hommes puissent se rafraîchir et pour continuer de chercher son bateau, auquel il n’était pas question de renoncer.

Parallèlement, il devait aussi gérer les rapports avec les habitants de l’île, qui furent d’emblée ambigus: d’une part, des Mélanésiens qui s’étaient approchés en pirogue avaient ouvert les hostilités et lancé des flèches sur ses hommes; de l’autre, le chef du village, Malope, était venu à bord, avait échangé son nom avec lui et avait accepté de lui fournir du ravitaillement. Par ailleurs, à partir de ce moment-là, le comportement des soldats et de leur chef Merino sembla échapper à son contrôle – ou peut-être considéra-t-il qu’il avait d’autres soucis, plus sérieux. Toujours est-il qu’il s’inclina quand ils décidèrent de s’installer à terre, bien qu’ «il ne [fût] pas très satisfait de cette décision», demeura quant à lui sur son navire et se contenta de leur ordonner de «bien traiter les Indiens, leurs maisons et leurs champs». Ils bâtirent un camp, fait de maisons provisoires, avec une église où, chaque jour, le vicaire disait la messe, et entouré d’une palissade, puis se lassèrent de la situation – «ce qui leur avait plu la veille leur déplaisait aujourd’hui», se moque Quirós – et signèrent «un papier» qui demandait à Mendaña «de les sortir de cet endroit et de les emmener dans les îles qu’il avait annoncées».

Celui-ci leur rappela, en vain, que «trois signatures, sans celle d’une personne autorisée, cela s’appelle une mutinerie». Il apprit ensuite que les révoltés se gaussaient de sa faiblesse face à Doña Isabel, et projetaient de les assassiner tous les deux ainsi que le chef-pilote, de s’emparer d’un navire et de saborder les autres. Bien que malade depuis quelques jours, il tenta, sans doute un peu tard, de faire preuve d’autorité, mais dut constater que ses hommes «prenaient des libertés avec lui» et lui parlaient sans crainte ni respect. Le dimanche 8 octobre, il prit enfin la décision qui s’imposait: il fit exécuter le meneur, Merino, et deux de ses proches, le soldat Tomás de Ampuero et l’enseigne Juan de Buitrago, ce dernier étant en outre responsable de l’assassinat de Malope, puis annonça qu’il pardonnait aux autres conjurés. Il fit enterrer les corps mais, pour frapper les esprits, il «fit mettre [les têtes] dans un filet qui fut accroché sur un piquet du poste de garde», et tenta d’apaiser la peine et la colère des Mélanésiens en déposant celle de Buitrago dans leur village.

La mort de Mendaña

Les «fièvres tropicales» – malaria, fièvre jaune, paludisme, qui ne sont toujours pas éradiqués aux Salomon – commencèrent à faire sentir leurs effets chez des hommes embarqués depuis six mois et parvenus au bout de leurs capacités de résistance: le premier à succomber fut le chapelain Antonio de Serpa, le 17 octobre, suivi en moins de vingt-quatre heures de Mendaña lui-même. Quirós raconte avec émotion qu’il «se sentit si faible qu’il mit en ordre son testament, puis c’est à peine s’il put le signer.[…] il fit appeler le vicaire et remplit toutes ses obligations de chrétien […] et, à une heure après-midi, notreadelantado quitta cette vie». Il fut enterré le jour-même, «aussi solennellement que le permirent les circonstances, […] comme le veut la tradition pour les funérailles des généraux».

Un mois plus tard, le 18 novembre, Doña Isabel, qui avait succédé à son mari à la tête de l’expédition, décida d’abandonner Santa Cruz, où la situation n’était plus tenable: elle fit déterrer le cercueil, qu’elle ne voulait pas laisser en terre païenne, et le déposa sur la frégate Santa Catalina. Mais ce petit bateau disparut en haute mer dans la nuit du 10 au 11 décembre – on dit qu’il fut retrouvé «quelque part sur la côte, toutes voiles hissées, les hommes de l’équipage morts et décomposés.» Voilà comment finit «l’adelantado des îles», un homme selon Quirós «toujours désireux de réussir tout ce qu’il entreprenait, […] soucieux de l’honneur de Dieu et du service du Roi, […] d’un caractère affable, [qui] n’aimait pas faire de longs discours».

Si on revient sur son attitude envers les Océaniens, on relèvera qu’à l’arrivée dans une île, en tant que général de la fotte, il recevait d’abord ses pairs, les chefs indigènes, et leur montrait la plus grande déférence, les faisait asseoir et essayait de bavarder aimablement avec eux. C’est à cette occasion qu’il procéda, de bon gré, au traditionnel échange des noms, avec Bile Banharra à Santa Isabel, et à Santa Cruz avec Malope. Faut-il n’y voir que la duplicité de l’homme qui savait que de ce premier contact dépendait l’approvisionnement futur? Ce serait peut-être un peu caricatural car, à d’autres moments, il fit preuve de respect envers les indigènes, mais il ne faudrait pas non plus s’en faire une image idyllique. Il fit plusieurs fois user de violence: à Santa Cruz, il ordonna de vives représailles, après que les Indiens ont tendu une embuscade aux hommes de corvée d’eau ou s’en sont pris au mouillage de la capitane, «afin que ce malheur permît d’en éviter de plus grands à l’avenir». Malgré tout, il ne marqua pas de mépris mais de l’intérêt envers les indigènes, puisqu’il apprit, autant que possible, leur langue. On ne trouve pas chez lui des propos insultants, comme chez certains de ses compagnons révoltés à Santa Cruz, pour qui ce n’était que du «bétail», des «sauvages», ou des «chiens», ou comme chez Prado (membre du voyage de 1606), qui traita plus tard les habitants de Santo de «singes». Il ne tenta pas de devenir leur maître, mais de «les amener à se reconnaître vassaux du roi d’Espagne, comme [il l’était] lui-même». Il se contenta, en fait, de remplir au mieux sa mission et d’en assumer toutes les contradictions.

Pour ce qui est de ses relations avec ses subordonnés, on retiendra la sagesse et la sagacité de quelqu’un qui fit tout pour éviter les affrontements inutiles et pour désamorcer les heurts entre les fortes personnalités de l’équipage, manqua souvent de fermeté, n’accorda pas facilement sa confiance, et fit parfois preuve d’impatience. Envers ses hommes, il se montra attentif et compatissant: lorsque le scorbut les décimait, pendant le retour du premier voyage, il raconte que leur seul réconfort était de l’appeler pour qu’il les accompagne dans leurs derniers moments, qu’il en ressentait «une grande peine et une profonde compassion», et qu’il ne pouvait y repenser sans en être bouleversé. De même, lorsque les circonstances le forcèrent à diminuer encore les rations de vivres, ce qui dura trois mois, il précise qu’il n’en recevait pas plus que quiconque. Et nous avons vu qu’avant d’apercevoir Santa Cruz, quand le moral était au plus bas, il «donnait l’exemple, […] et participait à toutes les manœuvres du navire, même les plus difficiles».

On retiendra surtout la remarquable opiniâtreté qui lui fit poursuivre le rêve des Salomon pendant 25 ans, et l’amère ironie de son destin. On a dit souvent qu’il n’avait pas retrouvé les Salomon, ce qui est exact si on considère que le but de son voyage était l’île de San Cristóbal, et qu’il n’y parvint pas; mais ça ne l’est pas tout-à-fait si on tient compte du fait que Santa Cruz appartient aujourd’hui à l’État des Salomon.

Que reste-t-il de lui de nos jours? Quelques lieux portent son nom: dans «ses» îles, la grande avenue de Honiara, sur l’île de Guadalcanal, ainsi que l’hôtel qui s’y trouve; en Espagne, le lycée de Ponferrada, près de son village natal (voir la photo 1, ci-dessous). On trouve aussi quelques plaques commémoratives: celle que l’on peut voir sur le port de Callao fut posée par la Marine Péruvienne (photo 2), celle du village de Lata, à Santa Cruz, le fut par un journaliste espagnol, et celles de Fatuiva (photo 3) et de Tahuata (photos 4 et 5), aux Marquises, furent apportées en juillet 1995 par une délégation composée d’un ambassadeur d’Espagne, d’un haut fonctionnaire du Ministère espagnol des Affaires Étrangères et de deux historiens. Peu de choses en vérité, au regard de son long et triste sillage, qui se confond aujourd’hui avec la grande houle du Pacifique…

– Annie Baert
Agrégée d’espagnol. Docteur en études ibériques

1. Lycée de Ponferrada

1. Lycée de Ponferrada

2. Monolithe de Callao

2. Monolithe de Callao

3. Monolithe de Omoa

3. Monolithe de Omoa

4. Monolithe de Tahuata

4. Monolithe de Tahuata

5. Plaque de Tahuata

5. Plaque de Tahuata

(cliquez sur les photos pour les agrandir)

Notes:

1. Casa de Contratación: organisme fondé à Séville en 1503, chargé de contrôler les liaisons maritimes et commerciales avec l’Amérique. (retour au texte)

2. Déclarations de l’Indien Chepo, «âgé de 115 à 120 ans», au capitaine Francisco de Cáceres, et du marin Juan Montañés, in Justo Zaragoza (ed) : Historia del descubrimiento de las Regiones Austriales, II, p. 127-130, Madrid, 2000. (retour au texte)

3. D.T. Tryon & B.D. Hackman les divisent en quatre sous-groupes : «Western» (dont Santa Isabel, 42 langues), «South-eastern» (dont Guadalcanal, Malaita et San Cristobal, 52 langues), «Eastern outer» (dont Santa Cruz, 10 langues) et «Polynesian outliers» (dont Taumako et Tikopia, 7 langues): Solomon Islands Languages: an Internal Classification, A.N.U., Canberra, 1983. (retour au texte)

4. La nao (en français, se dit aussi «nef», ou «nave») était un navire de haut-bord, qui possédait un château-avant et un château-arrière, et qui portait des voiles carrées sur le mât de misaine et sur le grand mât, une voile latine sur l’artimon et une civadière sur le beaupré. La galiote et la frégate étaient de petits navires secondaires, qui pouvaient porter de une à trois voiles latines et étaient munis de rames. Ils étaient censés naviguer en avant de la flotte ou le long des côtes. Hiérarchiquement, le premier des bateaux était la «capitane», où naviguait le chef de l’expédition, tandis que le deuxième personnage de la flotte, l’amiral, embarquait sur le «navire-amiral». (retour au texte)

5. Adelantado: titre hérité de l’époque de la Reconquête de l’Espagne sur les Maures, qui désignait un «gouverneur militaire et politique en terre de conquête». (retour au texte)


Sources et bibliographie:

  • « Instructions de Philippe II, Madrid, 16 août 1563 ». Austrialia Franciscana. Ed. Celsus Kelly. Madrid: Archivo Ibero-americano / Melbourne: Franciscan Historical Studies, 1967. Tome III: 249-251.
  • Fernández de Quirós, Pedro. Histoire de la découverte des Régions Australes (Iles Salomon, Marquises, Santa Cruz, Tuamotu, Cook du Nord et Vanuatu). Paris: L’Harmattan, 2001.
  • Fernández Vázquez, Vicente. « Álvaro de Mendaña, navegante y descubridor de los Mares del Sur ». Congreso de la Asociación Española de Estudios del Pacífico, Valladolid, 2002.
  • Olano Pastor, Manuel I. Los Mendaña y el señorío del barrio de abajo de San Pedro Castañero, 1482-1620. Ponferrada, 2002.
  • Récits de Mendaña. Historia del descubrimiento de las Regiones Austriales. Ed. Justo Zaragoza. Madrid: 2000. Tome II: 127-130; Austrialia Franciscana III: 179-245.
  • Récit de Gómez Hernández Catoira. Austrialia Franciscana II: 29-220.
  • Récits de Hernán Gallego. Austrialia Franciscana III: 67-91 et 93-177.
  • Récit de Pedro Sarmiento de Gamboa. Austrialia Franciscana IV: 261-296.
  • Récit de Don Diego de Prado y Tovar. New Light on the Discovery of Australia. Ed. Stevens & Barwick Hakluyt Society, 1930: 86-205.

Cet essai, « Alvaro de Mendaña (1542-1595), un explorateur du Pacifique sud au destin tragique », par Annie Baert, est publié pour la première fois sur Île en île.
© 2003 Annie Baert et Île en île

Sauf pour l’image d’Alvaro de Mendaña, toutes les photos sur cette page sont celles d’Annie Baert. (Cliquez dessus pour une version plus grande de l’image.)


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mis en ligne : 9 juin 2003 ; mis à jour : 21 octobre 2020