« Alain Lorraine, un homme de mille parts », par Anne Cheynet

Alain Lorraine, un homme de mille parts

par Anne Cheynet

C’est avec beaucoup de joie que j’accueille la sortie de ce livre sur notre « poète de mille parts ». Je suis très touchée que Brigitte Croisier m’ait demandé d’en écrire la préface. Car, lorsqu’il s’agit d’Alain Lorraine, je suis toujours « partante ».

Cet écrivain est une immensité : un monde, un univers. Il nous a quittés le 18 mai 1999, laissant à la littérature réunionnaise un trésor inestimable : recueils de poésie, théâtre, nouvelles, essais. L’âme de La Réunion, son île natale, l’âme du « Pays-Maloya », filigrane son œuvre d’un bout à l’autre. Cependant elle ne la limite pas. C’est une œuvre panoramique, une porte ouverte sur toutes les dimensions de l’homme, un panorama d’Histoire, un questionnement permanent sur la Vie.

À la fois visionnaire et totalement en phase avec l’évolution de la société, Alain Lorraine est avant tout un écrivain engagé, c’est-à-dire un bâtisseur d’humanité. Grâce à l’énergie intellectuelle qu’il a su partager, il fut un des acteurs essentiels de la re-naissance qu’a connue la société réunionnaise dans les années 1970. C’est le poète de la « Culture de la Nuit, du fénoir en tant que Fait noir, du marronnage, mais aussi du rêve d’une île-monde, une île arc-en-ciel rayonnant vers mille parts. Une écriture passionnée, à la fois violente et tendre. Une pensée libre et dynamique vers la quête d’une identité plurielle.

Je me considère à jamais comme privilégiée de l’avoir rencontré, d’avoir fait partie de ses amitiés. Je me sens privilégiée chaque fois que je dis ses textes. Je reste profondément touchée de cette confiance et de cet honneur qu’il m’a fait en me donnant, à chaque fois que je le sollicitais, carte blanche pour présenter ou mettre en scène certaines de ses œuvres. Avec la gentillesse et la modestie qui le caractérisaient, il me remerciait : « C’est un beau cadeau que tu me fais là ! ». Savait-il que c’était lui qui me faisait le plus grand des cadeaux ? Bien qu’il fût plus jeune que moi d’une huitaine d’années, je l’ai toujours considéré comme un Grand Frère en poésie.

Nous avons été très proches dans notre vécu et, de ce fait, dans beaucoup de sources d’inspiration. De par sa formation journalistique, sa curiosité naturelle et son ouverture au monde, Alain avait beaucoup plus de connaissances que moi. Il avait aussi cette surprenante capacité de synthèse – on pourrait dire de transcendance – reconnue de tous. Cependant nous avions beaucoup de points communs, notamment dans notre ressenti par rapport à l’île, au métissage, à l’engagement. Et aussi sur le plan spirituel. Enfants, nous avons grandi dans cette atmosphère des années 40, empreintes de lourdes séquelles coloniales. Nous avons vécu, avec le même émerveillement, ce départ aventureux pour la France mythique, lui en 1958, moi en 1956. Je ne le connaissais pas alors, car nos routes ne se sont effectivement rencontrées qu’en 1971, lors d’un de ses premiers retours à la Réunion. Nous avons alors vécu avec la même ferveur, parfois teintée d’amertume, le militantisme des années « Debré » (plus poétiquement appelées « années-maloya »), ces années d’oppression mais aussi de réappropriation de notre culture et de notre histoire, cette révolte-sève qui a donné naissance à tant d’œuvres engagées.

Oui, Alain Lorraine est pour moi un « phare (je ne dis pas un « maître » car il n’aurait pas aimé ce terme). Depuis mon enfance j’ai compris le sens du mot poésie, car j’aimais les beaux poèmes, le langage secret de leur musicalité, mais ce qu’il m’a fait comprendre c’est ce qu’est un vrai poète, celui dont Victor Hugo dit qu’il est « le monde enfermé dans un homme », l’oiseau aux ailes de géant dont parle Baudelaire dans son poème l’Albatros…

À mesure que j’ai connu Alain et son œuvre, j’ai réalisé à quel point la poésie était chez lui comme une respiration, sa raison de vivre. Et peut-être de naître.

J’ai mesuré aussi ce que peut être la souffrance intime, le perpétuel inassouvissement de celui qui est dépositaire d’un tel talent (dans le sens de la parabole évangélique). En tout cas cette Poésie, à l’instar de la grande Musique est un voyage initiatique, un lien entre le Ciel et la Terre. Lien ou écartèlement, car l’aspiration à l’Être nous entraîne parfois dans des marges douloureuses

« Dieu des Ravines / tu me fis le don affreux d’un océan d’angoisses / et à chaque peur surgie tu me donnas le signe pour m’en délivrer/ C’est en tremblant de peine que certains jours je vais / de ces peines moisies dans le fond de la gorge/ marcheur pourri de soleil/ homme lourd dévisageant la montagne/ jusqu’à cette tombe dérobée/ ce vieux chagrin de fils absent …» ( extrait de « Sur le Black » )

Par la suite nous nous sommes revus au gré des hasards de la vie , des allers et retours d’Alain entre les deux hémisphères . C’est ainsi que j’ai pu partager quelque peu avec lui son expérience d’écriture sur le quartier de Villèle-Chapelle la Misère, sa redécouverte (dois-je dire sa relecture ?) de l’indianité , son retour aux sources du « Bassin bleu » , le « Bassin bleu de l’avenir ».

Nous étions alors au plein cœur des combats politiques. Nous nous rendions parfois ensemble à des réunions ou des maloyas. Parfois il restait chez moi à Saint-Gilles pour se reposer ou écrire. Il lui arrivait de repartir en abandonnant ici et là, dans des recoins insoupçonnés ou sur le sable de la plage, notes, lunettes de soleil ou brosse à dents.

Plus tard j’ai eu la chance de vivre une année dans le même quartier que lui à Paris, de consolider des liens avec sa femme Carole et leur fils Mathias, de voir naître certaines de ses œuvres. Il me faisait parfois l’amitié de me donner à lire des fragments de ses manuscrits. Il y avait curieusement de la pudeur de part et d’autre dans ces échanges où il me parlait de ses sources d’inspiration, de ses rêves, de ses rencontres, de ses révoltes ou de ses coups de cœur. De sa quête. Toujours cette quête. Tout cela très sobrement, presque humblement, la magnifique humilité des « grands », comme s’il pensait que je pouvais comprendre à demi-mot. Quelque chose d’âme à âme. Mais je dois avouer que cela me donnait un peu le vertige. Je me sentais tellement à la porte de l’Immense que cela m’intimidait.

Beaucoup de ceux qui ont côtoyé Alain parlent de sa verve. Personnellement j’ai surtout été frappée par sa capacité de silence, d’écoute silencieuse. Nos échanges se passaient souvent dans la plus grande sobriété. Presque sans mots. Des choses qui bruissaient, qui prenaient vie dans les silences. Je me souviens d’un jour, en face du lagon de Saint- Leu, où notre « conversation » s’est résumée à un seul mot qu’il psalmodiait tel un mantra qui accompagnait le roulement des vagues : « Brésil … Brésil… ».

Brésil … Que dire d’autre à part laisser naître les images ? À part se laisser voyager en écoutant d’une troisième oreille les syllabes de feu ?

J’ai retrouvé souvent cette sensation quasi mystique en disant ses poèmes. Car cette poésie est souvent prière. Au Dieu des ravines, des bassins bleus, aux Vierges noires, aux Ancêtres, aux étoiles, au Christ de nos océans, aux anges blessés et à l’ange du soir qui protège les mères … peu importe. En tout cas elle nous relie à un dieu de BONTÉ. Pas celui de la calotte, des prêchi-prêcha et des soutanes. Un dieu « viscéralement du côté des opprimés », « le pèlerin communiant au pèlerinage », à la marche des exclus. Car au-delà des accents de révolte et de colère, parfois de désenchantement, cette écriture pleine de « creux d’amour entre les mots » nous ramène à notre essence, à notre bonté.

L’Amour. C’est peut-être là le secret qui permit à ce « vagabond de l’existence », ce « mangeur d’horizons », qui refusait les garde-fous des institutions, des normes prédécidées, de garder son ancrage, de rester pleinement présent et ouvert au monde.

Il disait : « Je veux aller de plus en plus vers une écriture de l’inconscient ». Mais je crois (et maints passages dans son premier recueil en témoignent) que ce poète incarné a toujours été dans cette démarche, et même au-delà. Supra-conscient. Visionnaire.

Je voudrais aussi parler de cette dernière soirée partagée avec sa femme Carole et nos amies de Saint-Malo. : Cathy, Évelyne et Maguy. J’ai senti l’attachement d’Alain pour la terre bretonne, cette terre qui, pour lui est jumelle de la Réunion, Bretagne tropicale où les pas et les chants du maloya sont rites, prières, comme la « houle des Pardons ».

« Sur la terre battue pardonnent les premiers pas / Les robes des femmes ont des appels d’étoiles / et nous chantons doucement /au grand couchant du mensonge / avec notre maloya d’or et de tristesse … »

Ce soir-là, Alain, dans son cocon bienveillant de présences féminines, était très heureux. Pour la première fois, je l’ai entendu chanter, une vieille chanson créole qu’il disait être son air préféré :

« Si in zour mi mort enterre à moin sous pied camélias … » Prémonition ? … Ce fut aussi notre dernière rencontre. Madame Linda Koo-Seen-Lin, directrice de la médiathèque de Saint-Pierre, m’avait chargée de le convier à une soirée, en tant qu’invité d’honneur, lors de son prochain passage sur l’île. Je voulais profiter de cette occasion pour jouer en sa présence sa nouvelle « L’endormi » que j’avais mise en scène. Mais entre-temps Alain a regagné les grands espaces.

Nous avons dédié cette soirée à sa mémoire. Il y avait une foule de gens, beaucoup plus que ne pouvait en contenir la salle. C’était le 19 juin 1999, un mois après qu’il nous eut quittés. La chanson « Camélias » a été chantée par le maloyeur Gaston Hoareau.

Alain Lorraine reste une des figures les plus marquantes de notre panthéon littéraire. Un être de multidimensions, un homme de libre pensée, qui n’a jamais supporté la sclérose des dogmes et des bureaucraties ni le carcan des idéologies. Personnellement je suis heureuse chaque fois que je peux contribuer à porter et faire entendre la voix de cet immense écrivain, déployer sa somptueuse poésie, car ce trésor de notre patrimoine (on pourrait dire du patrimoine universel) ne saurait rester enfoui ou réservé à des privilégiés. Intellectuels ou non, nous sommes tous des héritiers d’Alain Lorraine. Ses mots doivent traverser les horizons, s’ancrer dans le cœur de ceux qui les ont inspirés : les hommes et les femmes du « fénoir », les marginaux, d’ici et d’ailleurs. Ils doivent être transmis aux jeunes générations, entrer par la grande porte dans les programmes scolaires et universitaires, être célébrés à travers les voix de nos « fonnkèzer », de nos chanteurs, et par la plume de nos écrivains. C’est pourquoi je salue encore l’avènement de cet ouvrage de Brigitte Croisier, une étude pertinente, écrite avec beaucoup de respect et de sensibilité, un texte nourri de mémoire vivante, un voyage à travers le bruissant silence du fénoir lorrainien.


Ce texte d’Anne Cheynet, « Alain Lorraine, un homme de mille parts » figure comme préface au livre éponyme de Brigitte Croisier, Alain Lorraine, un homme de mille parts, publié au Port (Île de La Réunion) aux Éditions MDA (Maison des Associations) en 2014, pages 3 à 7.

Reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteure (Anne Cheynet).


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mis en ligne : 5 janvier 2021 ; mis à jour : 5 janvier 2021