Alain Gordon-Gentil, 5 Questions pour Île en île


Romancier, essayiste et journaliste, Alain Gordon-Gentil répond aux 5 Questions pour Île en île, à Tamarin, le 22 juin 2009.

Entretien de 29 minutes réalisé par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Duckens Charitable.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Alain Gordon-Gentil.

début – Mes influences
03:52 – Mon quartier
09:08 – Mon enfance
15:25 – Mon oeuvre
24:11 – L’insularité


Mes influences

Il est difficile de dire exactement d’où viennent des influences. Je crois que j’ai su l’influence des autres sur moi après, pas tout de suite. L’influence vient bien sûr des grands auteurs français qu’on lisait quand on était à l’école. Mais, au-delà d’une influence, je me souviens de celui qui m’a donné envie d’écrire, un auteur-compositeur, un très grand poète : Jacques Brel. J’avais quatorze ans quand j’ai entendu pour la première fois la chanson « Ne me quitte pas ». J’étais assis à ma table en train de dessiner. Je me souviens de ce déclic quand j’ai écouté ça, quand le texte de la chanson était fini, je me suis dit : ça doit être extraordinaire d’écrire. Ça doit être quelque chose de magique.

Et puis il y a eu les auteurs qui sont arrivés. Aujourd’hui, avec le recul, je sais que les deux auteurs qui m’ont le plus bouleversé, de toute ma vie de lecteur, sont certainement García Márquez et Céline. Ces deux-là sont pour moi des écrivains irremplaçables. Rien ne peut remplacer un texte de Céline. Rien. On peut remplacer Sartre par Camus, on peut remplacer Bourdieu, on peut remplacer beaucoup, mais on ne peut pas remplacer Céline. Céline, c’est un texte unique au monde. García Márquez aussi. Il y a une fulgurance qui m’a toujours impressionné. Je me rappelle cette phrase de Céline ; j’ai un CD que j’ai acheté d’une interview de Céline, où le journaliste lui demande : Pourquoi écrivez-vous ? Et il dit : « j’écris pour rendre les autres illisibles ». Je pense qu’il était conscient de sa fulgurance, de sa puissance.

Il y a eu des influences romantiques. Je suis arrivé à la littérature par l’opéra. J’aime bien le romantisme de l’opéra, de Puccini. Cela m’inspire pour écrire. On peut arriver à la littérature pas forcément par la littérature. On peut arriver à la création littéraire par la musique qui reste pour moi le summum de la création artistique. La musique dépasse de loin l’écriture ou la peinture. C’est sans doute le seul regret que j’ai, de ne pas avoir été musicien.

Mon quartier

Je suis né dans ce qu’on appelle le quartier des Pamplemousses, l’un des plus vieux quartiers de Maurice, un quartier que Mahé de la Bourdonnais fréquentait assidument. La plus vieille église du pays est là. C’est un très bel endroit. À Pamplemousses, il y avait des ventes d’esclaves. Tous ces lieux sont toujours là. J’y suis né et c’est un lieu auquel je suis très attaché. Je suis en fait plus attaché à Pamplemousses qu’à Maurice. Je ne suis pas attaché à des pays, je suis attaché à des lieux. Pamplemousses est pour moi un de ces lieux comme à Akosombo qui est un petit village au Ghana, au centre du Ghana, est un endroit où je suis très attaché, ou en France, il y a des lieux. Je suis plus un homme de lieu qu’un homme de pays. Je n’ai pas le sens du nationalisme, je n’ai pas le sens du pays, je n’ai pas le sens de la patrie, j’ai le sens des lieux. Des lieux et des gens.

Pamplemousses est un endroit très touristique parce qu’il y a le jardin botanique de Pamplemousses, le quatrième ou le cinquième jardin du monde. Sur les neuf cent mille touristes qui viennent à Maurice chaque année, il y en a au moins six cent mille qui vont au jardin botanique. Pour moi, c’est un lieu où sont enterrées et où vivent mes émotions. On peut avoir ces émotions ancrées ailleurs que là où l’on est né mais moi, qui y suis né, j’y puise mon inspiration et mon bonheur de vivre. C’est un lieu empreint d’une nostalgie qui moule les émotions. Il y a une nostalgie qui est en permanence sur ce quartier pour moi.

Pamplemousses, c’est aussi la grande campagne mauricienne. C’est le lieu où il y avait la lutte pour l’indépendance, donc Pamplemousses et tout cela est relié. Il y a de beaux repères historiques. L’aumônier de Napoléon a été envoyé à l’île Maurice, lorsque Napoléon a été exilé à Sainte-Hélène, et il est mort à Pamplemousses. Il a été curé de Pamplemousses, il y est resté et il a une très belle tombe. Il s’appelle monseigneur Antonio Buonavita. Si vous allez à Pamplemousses, ça vaut la peine de voir le cimetière.

Il y a aussi ce lieu magique, le bassin des esclaves où l’on lavait les escalves, et puis, cent mètres plus loin, la plateforme en pierre où l’on les mettait pour les vendre, en les enduisant d’huile. Les historiens disent qu’il n’y a aucune trace écrite de ce bassin, comme étant bassin des esclaves. Mais j’ai fait un film sur l’esclavage à Maurice, et je sais bien que si on cherche des traces écrites de l’esclavage, on n’en trouve pas parce que les esclaves n’écrivaient pas et n’avaient aucune manière de « put on record » leur histoire. Mais lorsqu’une histoire circule dans un village depuis trois cent ans, que les grands-pères les racontent aux pères qui racontent à leurs enfants, qui racontent à leurs petits-enfants… on ne peut pas dire que quelque chose n’existait parce que ça n’existe pas sur papier. Il y a la tradition orale, il y a la construction. Depuis que je suis petit, mon père m’emmenait voir le Bassin des esclaves, et ainsi son père l’emmenait voir le Bassin des esclaves et son grand-père, ainsi de suite. C’est un lieu chargé d’histoire.

Dans ce lieu, il y a aussi un endroit qui s’appelle l’Aventure du sucre, qui vaut la peine d’être vu. C’est une ancienne sucrerie désinfectée qui a été transformée en musée, qui raconte l’histoire du sucre. Mais l’histoire du sucre est tellement cousue à celle de Maurice que raconter l’histoire du sucre, c’est raconter l’histoire de Maurice. C’est raconter l’histoire de l’arrivée des Français. C’est l’histoire de l’esclavage, c’est l’histoire de l’île Dunchen de l’Océan indien. À travers l’histoire du sucre, c’est l’histoire de Maurice que l’on retrouve. C’est vraiment un lieu à voir, parce qu’il raconte bien notre histoire.

Mon enfance

L’enfance est le moment qui marque sans doute le plus ; on l’a dit mille fois. J’ai eu la chance d’avoir une enfance d’une allégresse incroyable et impensable. Nous vivions dans une vieille maison créole, pas pauvre, mais modeste. C’est une maison peuplée de rires, de chants, de gaietés, de joies. Mon père était quelqu’un de très fantasque, ma mère était quelqu’un de silencieux, mais qui comprenait l’humour de mon père. Ce qui fait qu’on a vécu une enfance d’une douceur inimaginable. Je me souviens encore, lorsque j’ai porté mon premier manuscrit en France, aux éditions Julliard. Mon premier roman s’appelait Quartiers de Pamplemousses où je raconte mon enfance. Ce n’est pas une autobiographie, disons que c’est une biographie romancée. Je me souviens de la réponse de mon éditeur, un monsieur qui a soixante-dix ans, M. Bernard Barrault. Quand il a eu terminé le manuscrit, il m’a dit : « C’est une des premières fois où je vois une écriture métisse gaie. L’écriture métisse, est toujours tellement torturée. C’est toujours tellement douloureux. C’est la première fois que je vois un métis heureux. La première fois que je vois un enfant des îles, un métis qui raconte son enfance, dans une colonie, dans des circonstances difficiles, mais avec une gaieté extraordinaire. » Je crois que notre gaieté venait de l’intérieur, venait de ce bonheur d’être aimé.

Mes frères et moi, nous nous sommes toujours sentis entourés, aimés. Mon père était parti de l’île Maurice à l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, dans les années 1920. Il est parti en Angleterre faire ses études et où il est resté jusqu’en 1929. Il est revenu au moment de la Grande Dépression. Mon grand-père était agriculteur, mon père aussi. Mon père a été faire des études d’ingénieur, puis il est rentré. Comme mon grand père mourrait, il lui a dit qu’il fallait prendre en charge les terres. Mon père a donc abandonné son diplôme d’ingénieur est il est devenu agriculteur qu’il est resté toute sa vie. En même temps, il nous a ouverts sur le monde. Il n’y avait pas beaucoup de Mauriciens comme lui qui étaient allés passer neuf ans à Londres dans les années 1920. Le voyage prenait quatre mois pour arriver à Southampton, par bateau à voile et à vapeur. C’était un périple, une histoire incroyable. Il était parti en Angleterre et en France. Il est revenu à Maurice, où nous sommes nés.

Nous étions donc une famille de petits agriculteurs, mais mon père avait eu cette formation d’ingénieur. Il était parti à Londres, avait vu Caruso en scène. C’était quelqu’un de fantasque mais qui aimait tout, qui aimait l’écriture, la musique, et tout. Nous avons vécu avec lui une enfance d’imagination incroyable. Il n’y avait pas l’électricité à la maison, mais lui, ingénieur, avait fabriqué un générateur avec un moulin à vent ; il a été acheter une ampoule, a mis un câble, et on a eu l’électricité. Mais, comme le moulin n’avait pas de régulateur de tension, quand le vent soufflait très fort, les ampoules s’allumaient très fort, et quand le vent soufflait doucement nous avions de petites lumières. Il y avait une invention permanente dans la maison, une gaieté, une joie de vivre, carpe diem. Profite de ton temps, profite de ta vie. Sois heureux là, maintenant ; il n’est pas question d’être heureux « bientôt ». C’est qu’il faut être heureux, maintenant et aujourd’hui.

Avec le recul, des décennies plus tard, je me rends compte que mon père était d’une certaine manière bouddhiste, dans cette manière d’appréhender le présent, la force de la présence du présent. Il avait une notion très importante du présent que j’ai gardée. Quand j’écris, je suis là, en train d’écrire ; quand je mange je suis là en train de manger, quand je parle à quelqu’un je suis avec lui. Je ne suis jamais autre part. Je suis indivisible quand je suis dans le présent, quand je suis avec quelqu’un, je suis là. Je trouve que c’est une force, parce que, à bien regarder, la seule chose qui existe vraiment, c’est le présent et c’est la seule chose à laquelle je suis inscrit. Quand j’ai envie d’écrire, je me dis souvent : allez, écris et regarde-toi écrire. Tu vois, je suis en train d’écrire, c’est un bonheur, c’est là, c’est maintenant. Pour ne pas avoir à dire dans dix ans : « Ah, c’était bien ce moment-là », non ! J’y suis, là, maintenant.

Cette notion du présent me tient droit debout. Quand on regarde l’avenir, il est bouché, et le passé est nostalgique. Il ne reste qu’à vivre dans le présent.

Mon œuvre

Je ne sais pas si mon travail peut s’appeler une œuvre. J’ai écrit cinq romans. Quand on dit une œuvre, je pense à Proust. J’écris avec une certaine régularité, avec une détermination de dire les choses que j’ai envie de dire. En quoi consiste mon œuvre ? Elle a commencé par parler de Maurice. Quand on écrit, on écrit ce qu’il y a autour de soi, on écrit des choses qui nous touchent. Et puis, il faut dire que Maurice est un terreau extrêmement fertile. C’est un pays multiraciale, un pays compliqué, facile et difficile à la fois. Je suis métis sur une île métisse. Je crois qu’il y a assez là à creuser pour cinquante romans.

En même temps, l’île métisse quelquefois m’étouffe et je veux en sortir. Mon prochain roman [Le Chemin des poussières], par exemple, se passe dans le Gujarat (en Inde) en 2008. Je suis sorti un peu de l’île. J’ai un deuxième roman qui se passe en Angleterre dans les années vingt. Mais, même quand on est en train d’écrire sur l’ailleurs, on est toujours en train de dire des choses qui viennent d’ici, qui viennent des choses qui sont ancrées en vous. C’est ça la justice ou l’injustice des faits. Vous êtes né là, les choses se sont ancrées en nous là et pas ailleurs. Qu’on le veuille ou pas, c’est là même où les choses resurgissent, tout ce qui vous a caressé quand vous étiez petit resurgisse.

Mon premier roman, Quartiers de Pamplemousses était des évocations de l’enfance. On dit que dans le premier roman, on parle de soi et de son enfance ; là, c’était la preuve même. Mon deuxième roman, Le Voyage de Delcourt, était un livre très important pour moi, pour la notion de l’amour absolu. C’est l’histoire d’un jeune Mauricien tombé amoureux d’une jeune Juive emprisonnée à Maurice pendant la guerre. Pendant la guerre (1939-45), il y a eu un contingent de 1680 Juifs qui ont été emprisonnés à Maurice, qui venaient de l’Europe de l’Est et de l’Europe Centrale, du couloir de Dantzig. Ils sont partis pour la Palestine et, comme il y avait beaucoup de meurtres en Palestine, les Anglais les ont rapatriés à l’île Maurice. Ils sont arrivés ici où ils ont passé les cinq ans de guerre. Ce jeune homme, Delcourt, qui a voyagé un peu, tombe amoureux d’une des jeunes Juives dans le camp. Le 26 mai 1945, le rabbin reprend tous ses ouailles et repart en Palestine. Il n’y avait pas encore l’État d’Israël. Ces deux jeunes ont vécu une histoire fulgurante, mais finalement la jeune fille juive lui dit, « écoute, il faut que je parte, tu ne peux pas comprendre la notion de la terre promise ». Le jeune Delcourt est un Mauricien ancré dans sa terre qui dit : « non, je peux pas comprendre. Je comprends deux choses : moi, je n’ai pas de terre et on ne m’a jamais rien promis, et deuxièmement, je ne comprends pas qu’on puisse préférer une terre à l’amour. Tu pourras m’expliquer toute la judaïté, tout le sens de la judaïté, je ne comprendrai pas quelqu’un qui puisse renoncer à un amour pour une terre, je ne pourrai pas comprendre ». L’histoire se passe à Maurice mais le thème n’est pas seulement mauricien.

Mon troisième roman (la suite de Quartiers de pamplemousses), Légère approche de la haine, raconte l’île Maurice douloureuse des années de l’Indépendance, avec les bagarres raciales. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, on a un peu oublié, mais il y a eu des bagarres raciales et des milliers de morts, musulmans et créoles. C’était une période très dure pour Maurice qui a beaucoup marqué les jeunes de ma génération. J’en parlais l’autre jour à d’autres amis écrivains, nous qui avions à cette époque quinze ou seize ans au moment de l’indépendance. Vivre une bagarre raciale à cet âge-là, c’est vivre une bagarre au moment où on a les sens et les émotions les plus exacerbés. Ceux qui étaient plus petits ne s’en rendent pas trop compte, et ceux qui sont beaucoup plus grands le voient d’un autre œil. Ceux qui ont maintenant cinquante ou soixante ans ont vécu cela. J’ai écrit ce roman qui est sorti il y a quelques mois [NDLR: l’entretien est filmé en juin 2009].

J’ai un autre roman qui sort dans quatre semaines en France, Devina, qui raconte l’histoire d’une jeune fille blanche, très riche, que l’on retrouve un matin assassinée. Cette mort bouleverse complètement le pays et tout remonte avec cette mort : toutes les vieilles haines, les vieilles rancœurs, les rancœurs raciales, les rancœurs de classe, les rancœurs sociales. Tout ça emmène le pays au bord de l’explosion des races et des religions. Bien sür, comme la religion s’y emmêle, c’est le désordre total. Mais finalement tout se calme, comme à Maurice. Tout s’arrête. D’ailleurs, l’héroïne dit à son ami, « tu vois, ça, c’est bien l’île Maurice, nous vivons dans un pays où nous préférons le mensonge qui construit plutôt que la vérité qui détruit ». Il y a vraiment de Maurice dedans. On sait se mentir, quand il le faut. Maurice me rappele le film La vie est belle, de Roberto Benigni. Du début à la fin du film, on voit un homme qui traverse un camp de concentration avec son enfant à qui il ment, en lui faisant croire que c’est une pièce de théâtre, quelque chose de fantastique. Cet enfant traverse deux années de camp de concentration sans douleur, parce que le papa lui a menti du début à la fin. J’ai toujours vu ce film comme l’éloge du mensonge. L’île Maurice, c’est un peu ça, un pays qui sait se servir du mensonge. Cela conditionne les choses que j’écris : cette nécessité du mensonge, cette nécessité de la forme elliptique. Pour y arriver, pour ne pas y arriver tout de suite, pour tourner autour pendant longtemps. Ce sont des choses qui conditionnent mon écriture.

L’Insularité

L’insularité est quelque chose qui conditionne. Il y a des gens qui écrivent et qui peignent – les artistes – qui sont très touchés par l’insularité, Il y en a qui en souffrent (l’insularité, c’est quelque chose de très dur qui les enferme) et d’autres qui voient que c’est une notion d’espace avec la mer qui invoque l’infini. Comme je suis prisonnier de nature, je suis de nature prisonnière. Donc, je ne souffre pas de l’insularité. Je suis de nature prisonnière. Quand je suis dans ma maison, je suis prisonnier de ma maison. Je suis comme les guerriers massaï qui n’ont pas la notion du temps ; si on les enferme, ils meurent. Le Massaï, il meurt quand on le met dans une maison, parce qu’il n’a pas la notion de demain. Quand il est là, il pense que c’est pour la vie. Il ne sait pas ce qu’il y a demain, ce qu’il y a après-demain. Moi, je suis pareil, donc je ne souffre pas de cela ici.

Par contre, les îles ont ceci de particulier, c’est que souvent elles sont très belles, il y a une esthétique de l’île qui est fantastique. Dans toutes les îles où j’ai été, il y a vraiment une esthétique qui appartient a l’île : une lumière qui appartient à l’île, des couleurs qui appartiennent à l’île. Et ça, qu’on aille en Guadeloupe, en Martinique, à Maurice, en Haïti, en Nouvelle-Calédonie. Les gens des îles ont bien des choses en commun, ils ne le savent pas, mais il y a la douceur du vent, il y a des couleurs…

Être insulaire, c’est vivre toutes ces sensations-là. Ce n’est pas le fait tellement d’être enfermé, c’est sûr que pour bouger, pour nous, il faut toujours douze heures d’avion pour arriver en France, en Angleterre ou quelque part. C’est sûr que c’est un peu pénible. Mais enfin, ce n’est pas vraiment gênant.

Dans le temps passé, l’insularité devait être quelque chose de très dur. Quand mon père a été faire ses études en Angleterre, on mettait quatre mois de bateau pour arriver à Southampton, c’est-à-dire huit mois pour aller et revenir. Cela devait être très dur et devait vous donner une sensation de claustrophobie terrible. Mais moi, je ne sens pas cette claustrophobie avec les transports d’aujourd’hui. Et comme je suis quelqu’un qui voit très peu de personnes, je suis de toute manière enfermé dans mon univers. Je suis tranquille à Pamplemousses et dans les environs, avec les éléments et avec très peu de personnes. C’est une question de santé pour moi. Si j’essayais de vivre avec toute la société mauricienne, je serais vraiment très mal. Je suis bien à Maurice parce que je vis isolé. Si je vivais vraiment la réalité mélangée à toute la population mauricienne, je serais très mal parce que c’est un pays qui porte des choses qui ne sont pas propices à la création : la rigueur des classes sociales, par exemple.

Au-dessus de tout, il y a une omniprésence de la religion qui nous fait désespérer et qui fait reculer ce pays. Les gens pensent que la crise économique ou politique pourrait faire exploser Maurice. Pas du tout. Ce sont les religions qui vont causer la perte de Maurice. S’il y a un jour une perte, ce seront les religions qui emmèneront Maurice à la perte. À chaque fois que Maurice a été dans les passages difficiles, c’était en raison de cette omniprésence de la religion qui fait beaucoup de mal – pas seulement à Maurice, mais dans un petit pays, c’est quelque chose qui emprisonne les gens d’une manière dangereuse. J’espère que la gaieté et l’intelligence naturelles des Mauriciens sauront leur faire passer au-dessus de ce danger.


Alain Gordon-Gentil

Gordon-Gentil, Alain. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Tamarin (2009). 30 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 14 février 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Duckens Charitable.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 14 février 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020